Eric Chevillard / © Patrice Normand |
Pendant six ans, plutôt que de
profiter pleinement de la vie pour lire et d’écrire, Eric Chevillard aura pris
sur lui et sacrifié de nombreuses et précieuses heures de son temps d’écrivain
et de lecteur afin de se consacrer entièrement et sans ménager sa peine à la
lecture et l’écriture. Saluons aujourd’hui cet exploit doublé d’un paradoxe,
alors que le même Chevillard met un terme définitif et un point clairement
final à soixante-dix mois consacrés à manufacture de son feuilleton
hebdomadaire et critique dans le journal Le
Monde.
De cette expérience à la fois
sans doute épuisante et certainement enrichissante, mélange de liberté (il
lisait ce qu’il voulait) et de contrainte (il lisait ce qui se publiait), tantôt
sacerdoce (il s’y tenait), tantôt sinécure (il s’y plaisait), est né un court
texte intitulé Défense de Prosper Brouillon,
dans lequel l’auteur de Ronce-Rose
s’est plu à imaginer un plaisantin écrivain « qui plaît, et c’est
ce qui déplaît », cible de toutes les envies, cœur de toutes les
jalousies, objet de tous les regards dotés d’yeux qui savent lire.
Ah, Prosper Brouillon, que de bouses
livres tu commis en ton nom ! Enfin, presque, puisque son dernier ouvrage,
intitulé Les Gondoliers, sans doute
parce qu’il permet au lecteur de se livrer à l’activité ondulatoire et
salutaire qui consiste à se gondoler, a une particularité que Chevillard nous
révèle à la fin du volume et si vous ne voulez pas savoir de quoi il s’agit,
cessez immédiatement de lire cette défense ivoirine de Défense de Prosper Brouillon, et retournez dans les sombres limbes du Protoblog – trop tard, vous avez outrepassé la limite au-delà de
laquelle notre bonne foi était valable, sachez donc que :
« Toutes les citations attribuées à Prosper Brouillon sont extraites littéralement et sans retouche, je le jure, d’une vingtaine de romans français […] ayant tous obtenu de beaux succès de vente […]. Certains de leurs auteurs sont lauréats de grands prix littéraires ; plusieurs siègent dans les jurys qui les décernent ou à l’Académie française. »
Disons-le tout de go johnny
go : le procédé consistant à isoler des phrases ou des bouts de phrase
pour en stigmatiser le ridicule est un procédé injuste et inadmissible hilarant
et révélateur. Qu’aurions-nous fait, si nous avions croisées, toutes pimpantes dans
le vivier d’un texte, quelques-unes de ces étranges crevettes : « Le matin
vint quoi qu’il arrive » ; « le regard catapulté au
large » ; « On n’entendait pas siffler le passage du
temps » ? Aurions-nous réellement goûté ces « hypocrisies qui
nous falsifient » (« et non nous salsifis », déplore
Chevillard) ? Serions-nous vraiment admiratifs devant celui qui affirme :
« Agir avec des mots sur le monde mental de mes contemporains est toute ma
fièvre » ? Aurions-nous été sincèrement « embrasée par une
tension fébrile » ?
Nous ne le saurons jamais, sauf à
retrouver par hasard ces mêmes perlouzes dans les fastidieux écrins auxquels
elles furent arrachées telles des tiques hors d’un jack terrier natal. A moins
que Chevillard, plus roublard qu’un potamouchard, n’ait inventé de toutes
pièces les citations qu’il prétend avoir rescapée de six années de consciencieux
feuilletonisme ?
Comme le dit l’auteur de Défense de Prosper Brouillon à la page
dix-sept, à moins qu’il ne s’agisse de Prosper Brouillon himself : « La
littérature est bonne fille, elle suce sans mordre. » On en déduira très
naturellement que, parfois, une pipe est juste une pipe, et que ceux qui
écrivent comme des arracheurs de dents pourront encore longtemps se faire
passer pour des avaleurs de sabres. En attendant, choyons mieux, et qui lira
vivra.
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Eric Chevillard, Défense de Prosper Brouillon,
illustration de Jean-François Martin, coll. Notabilia, éd. Noir sur Blanc, 14 €
Sacrée "défense ivoirine" de Défense de Prosper Brouillon d'Eric Chevillard ! Bel hommage au déjà ancien taulier du feuilleton du Monde des Livres ! Qui vivra, lira le prochain taulier !
RépondreSupprimer"lire et d'écrire"? ou "lire et décrire"?
RépondreSupprimer...plutôt que de profiter pleinement de la vie pour lire et [plutôt que]d’écrire...
Supprimertant qu'on se fade pas une petite frappe Botulesque à la Moix/Enthoven comme prochain cuistot...
RépondreSupprimerPas trop de risque il me semble. Je pense que tous les lecteurs du clavier cannibale devraient apprécier...
SupprimerVGE, Alexandre Jardin… nous dit Google
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