jeudi 18 février 2016

De la porosité des traductions

Les traductions sont-elles poreuses? Hier, alors que je relisais ma traduction du chapitre 5 de Jerusalem, le roman d'Alan Moore, je bute un peu sur une phrase où il est fait mention d'une sorte de dragon vert qui boude dans une tourbière, lequel dragon est exposé apparemment dans une taverne de Londres. Bon, on est en 810 après JC dans ce chapitre, et Londres n'est pas encore tout à fait Londres, et c'est un moine qui croise ledit dragon lors d'un long périple. Donc, le dragon "boude" – en anglais, "sulk". Autrement dit – car la traduction est souvent affaire d'un "autrement dit" – notre bestiole végète, d'humeur maussade. Ça sent le fossile à plein nez, mais bon, le traducteur n'est pas là pour ôter la poussière et cureter la crasse. (Bien sûr, le dragon est un des emblèmes de Londres, et on trouve dans la capitale anglaise pléthore de statues dragoniformes…). Bref, tout ça pour dire que, délaissant quelques instants ma révision pour m'aérer les bronches oculaires (activité indispensable dès qu'on piétine en traduction…), j'ouvre un livre que je viens de recevoir par la poste, un petit volume intitulé Une autre terre, écrit par Bruno Sibona, et que l'éditeur a eu la gentillesse de m'envoyer (je l'en remercie ici).

J'ouvre donc le livre en question. Le premier texte qui compose le recueil s'intitule "Au courant de Tamise", en voici le début, vous allez vite comprendre le comment du pourquoi (et aussi le pourquoi du comment, tant qu'à faire):
"London Bridge: Le Pont de Londres, tout près de la première chaussée construite par les Romains du temps où le fleuve était beaucoup plus large et moins profond, à l'emplacement de l'emporium fondé par les indigènes, un rassemblement de longues huttes qu'ils appelaient Lundn et qu'ils approchaient en canoës. Longtemps, le fortin en barrant l'entrée s'est orné de têtes coupées de rebelles, une tradition qui s'est perpétuée jusqu'au jour où il y récupéra la sienne pour la donner au dragon vert, celui qui sommeille dans la glaise sous les piles."
On signalera au passage qu'il existe à Londres, dans le quartier de Southwark, un coin appelé Green Dragon Court. Et on conseillera vivement au lecteur de s'enfoncer dans le livre-strate de Sibona, dont je reparlerai bientôt. Mais le fait est que les chances pour que le dragon de Moore saute d'un bond d'un seul pour atterrir, quelques minutes plus tard, entre les pages du livre de Sibona, étaient minces. Il faudrait donner un nom à ce phénomène migratoire. A ce passage, ce glissement. A ce hasard objectif qui permet aux livres de se saluer dans l'ombre de leurs différences. Allons, soyons fous, forgeons un mot de toute pièce. Et appelons ce discret miracle une… une… translation. 

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Bruno Sibona, Une autre terre, PhB éditions, 9 €

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4 commentaires:

  1. Un truc comme ça, ça sauve la journée.

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  2. C'est une synchronicité typique. Il faut lire Jung à ce propos ("Synchronicité et Paracelsica"), et surtout le physicien quantique David Peat: "Synchronicité : Le Pont entre l'esprit et la matière".

    Elles arrivent souvent quand on est très concentré. À l'époque, lointaine, où je traduisais, j'étais un jour en train de traduire un roman français dont le héros était un malade de sida et j'avais fait une pose à la fin d'un chapitre qui finissait avec le nom d'un médicament. Je l'avais marqué dans une feuille, où j'avais déjà d'autres mots médicaux dont je ne connaissais pas la traduction, pour demander conseil à mon frère (médecin à Madrid). Je vais dans la cuisine me faire un thé, je mets la radio et le premier mot que j'entends est celui du médicament en question.

    Si les synchronicités se répètent souvent, elles annoncent un fait important qui va changer notre vie. Quand c'est le cas, plus l'événement qui va produire ce changement approche, plus elles s'accélèrent (elles passent d'une tous les trois mois au début à 4-5 par semaine à la fin). Et une fois l'événement produit, elles disparaissent d'un coup. C'est ce qui s'est produit pour moi (à l'époque j'avais un Journal dans lequel je les marquais). Dans mon cas, elles ont annoncé la mort de mes parents dans une accident de voiture. Et depuis ce jour-là, finies les synchronicités.

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  3. "A ce hasard objectif qui permet aux livres de se saluer dans l'ombre de leurs différences." Laissons de côté les salutations respectueuses, dignement compassées ou superficiellement frivoles, et ne nous intéressons qu'aux cas, plus rares, mais sublimes, où ils se donnent l'accolade, jouent de leur porosité, de leur diversité complice, de leurs amours en sourdine avouées, et incestueuses!

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