« De haut, c’est une
étoile » : ainsi débute le livre qu’Hélène Gaudy consacre à Terezin, Une île, une forteresse, livre qui adopte lui-même la forme d’une étoile, en s’aventurant dans des
directions en apparence divergentes pour mieux laisser ces rayons-quêtes revenir
irradier le cœur sombre de la ville, puisque celle-ci fut plusieurs choses,
successivement et même simultanément, d’abord forteresse militaire à la Vauban
qui ne servit jamais, puis ville de garnison sans guerre, enfin, pendant la
guerre, « camp de rassemblement et de transit pour les Juifs de
Bohême-Moravie », en fait véritable ghetto, mais d’un genre particulier,
puisqu’il servira très vite de vitrine au Reich, lui permettant d’exhiber, lors
de visites soigneusement réglées, une population qui, bien qu’affamée, devra offrir
aux officiels de la Croix Rouge le visage impassible de personnes simplement déplacées, nécessairement regroupées. Comme le souligne Gaudy :
« Le ghetto sera l’antichambre, la vitrine, le champ d’expérience d’un système bien plus vaste dont il deviendra à la fois le laboratoire et le satellite. »
L’auteur s’est rendue plusieurs
fois à Terezin afin d’aller au-delà des apparences à laquelle cette ville
semble à jamais condamnée. Afin d’y voir, comme en une transparence impossible
ou insupportable, ce qu’y filmèrent les Nazis, lors du tournage-propagande de Hitler offre une ville aux Juifs,
sinistre mascarade sur celluloïd où les concepteurs de la solution finale
veillèrent à chorégraphier l’internement comme s’il s’agissait d’une presque utopie. Hélène
Gaudy va donc tenter de discerner, derrière l’immonde "ripolinage", dans les plis
de son passé aussitôt refermé, des voix, des visages, l’autre vie, la vie autre
qui, ici, à quelques kilomètres de
Prague, résista tant qu’elle put, s’efforçant de toutes ses ultimes forces
vives, de persister sous les fissures du mensonge.
Amplement documenté, étayé ou
plutôt innervé par des entretiens avec des survivants, nourri d’enquêtes en d’autres lieux, sur d’autres terrains (Auschwitz, Drancy…), faisant escale par
d’autres regards, d’autres voix (celle, atypique, de G.A. Goldschmidt, mais aussi,
celle, tutélaire de Sebald ; passent également les ombres de Max Jacob et de
Robert Desnos…), l’ouvrage de Gaudy est aussi une plongée dans l’intime
puisqu’il permet à l’auteure de revenir sur son grand-père, lui-même déporté.
Tout d’abord comme égarée dans les rues de Terezin, cherchant à en saisir les valeurs (au sens presque pictural), l’auteur comprebd vite que ce lieu
quasi atopique ne livrera ses secrets qu’au prix de patients détours. Il faudra
en partir, y revenir, chercher sans cesse de nouveaux interlocuteurs, tenter de
nouvelles approches, laisser le passé infuser le passé.
Il y a quelque chose
d’étrangement proustien dans l’approche d’Hélène Gaudy, qui s’est donnée pour
but de pénétrer les noms et leur secret, de faire coïncider Terezin et
Theresienstadt, ainsi qu’on peut s’en rendre compte à la lecture de cette
page :
« Il y a ce que le nom renferme dans les replis de ses sonorités, les lentes métamorphoses qui ajoutent ou retranchent une lettre, changent une terminaison, et il y a les événements brusques qui l’entachent subitement ou le mettent en lumière. Tel nom obscur soudain placé sur le devant de la scène, tel autre maculé, ouvert, dont on ne verra plus désormais que l’intérieur dévoilé. Sonorités de massacres d’Oradour ou de Guernica. Lieux de trahison, de honte – Nuremberg est ses lois, Vichy, son gouvernement. Du plus petit au plus grand, maison, rue, quartier, ville, pays et presque continent, chaque point dans l’espace est ainsi susceptible d’être gagné par une ombre telle qu’en entendant son nom, quels que soient ses charmes et puis ceux qui y vivent, on perçoive l’écho, que le temps répercute au lieu de l’éteindre, de la mise à mort. »
L’écho : c’est bien là ce à
quoi s’est attachée Gaudy, aux échos, de toutes sortes, échos de la mémoire, de
la parole, des murs, des rues, de la lumière et de l’ombre, échos des
témoignages, des pensées, des silences aussi – et s’efforçant de n’en délaisser
aucun, de n’en déformer aucun, l’auteure parvient, au prix d’une douce
obstination quasi orbitale, à percer la fine mais tenace pellicule (mnésique,
cinématographique, architecturale) qui nous empêche de voir, comme en coupe,
les différentes strates qui composent l’énigme pour ainsi dire stellaire qu’est
Terezin, ce noir cœur urbain, cette escale génocidaire, à laquelle l’ironie de l’histoire à conférée la forme
d’une étoile de David.
Ces échos finissent par trouver
dans le livre, non un point d’harmonie – leur histoire est trop discordante –
mais comme une vibration commune, l’écriture de Gaudy, à force d’orbes et de
glissements, réussissant à orchestrer les plans, à leur insuffler des
perspectives qui nous permettent à nous aussi, lecteurs, d’entrevoir la chair
des spectres. La découverte de Terezin n’est pas son invention. C’est un voyage
qui se devait d’être à la fois discret et souterrain, prudent et intime. Au
final, comme le dit Gaudy :
« […] la seule chose à trouver entre les murs de Terezin était peut-être, exactement, pauvrement, ce que j’avais eu devant les yeux et pris pour un écran. Une ville incomplète, amputée, une ville close et empêchée qui venait mystérieusement donner une architecture à quelque chose qui me manquait. »
Et une fois le livre de Gaudy refermé,
on sait que déjà, telle une ville crue longtemps indéchiffrable, il s’ouvre à
nouveau, plus libre, et comme emprunt soudain d’une douloureuse générosité.
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Hélène Gaudy, Une île, une forteresse, éd. Inculte /
dernière marge, 17,90€