Jonathan Littell, Le sec et l’humide, Gallimard/L’Arbalète, 15,50€
L’essai de Jonathan Littell sur le fasciste belge Léon Degrelle, qui se veut une application des thèses de Klaus Theweleit, philosophe encore inconnu en France, est une étrange machine à deux temps. S’il s’agit bel et bien de vérifier certains postulats du « diagnostic » établi par Theweleit dans son ouvrage Männerphantasien en prenant pour objet d’étude un rexiste rallié à la cause hitlérienne, et plus précisément un texte de ce fasciste intitulé La Campagne de Russie, un autre projet se déploie en sourdine : non seulement établir une anatomie du corps fasciste, mais également montrer comment l’écrit fasciste désigne, de façon patente, ses angoisses physiologiques, qui elles-mêmes font écho à une peur panique, la peur d’être l’autre de l’autre. A partir de catégories comme le sec et l’humide, le raide et le mou, etc., Littell relit le texte autobiographique (et auto-justificatif) de Degrelle afin de discerner, sous l’édification falsifiée de la légende, le magma des phobies liées au corps fasciste. Mais la démonstration, qui peut sembler souvent académique, voire didactique (les citations abondent, ainsi que les statistiques lexicales), se double d’une autre lecture : une lecture-distance. En effet, le moins qu’on puisse dire, c’est que Léon Degrelle cherche sans cesse à "faire style". Il use de termes obsolètes, de néologismes, recourt à des images fortes, inhabituelles (même si, bien sûr, le cliché règne en kapo) – or Littell, malgré une attention aiguë au champ lexical de Degrelle, se refuse à commenter le style de son dernier, à aucun moment il n’émet de réel jugement « littéraire ». L’approche est déconcertante, car si Degrelle n’est pas Céline, la recherche élaborée d’une langue avant tout descriptive pose une question : qu’est-ce qui pousse le corps fasciste à styliser ses mensonges, ses prétentions, ses angoisses ? Il eût peut-être été intéressant de sonder plus avant le style degrellien, encore qu’une telle exploration n’est pas sans risque, car la reconnaissance d’une esthétique ne fait jamais bon ménage avec la condamnation politique. Pourtant, l’écriture de Degrelle témoigne d’un lyrisme qui, convenablement étudié, pourrait peut-être éclairer certains aspects de la rhétorique fasciste. Prenons un exemple :
« J’ai foncé, balai au poing, parmi ces bandes corrompues qui épuisaient la vigueur de ma patrie. Je les ai fouaillées et flagellées. J’ai détruit, devant le peuple, les sépulcres blanchis sous lesquels elles cachaient leurs turpitudes, leurs brigandages, leurs lucratives collusions. »
Turpitudes, brigandages, lucratives collusions ? On imagine assez ces termes dans la bouche d’un Le Pen, comme si la haine fasciste avait besoin à la fois du pedigree ancien des mots et de leurs chantante alliance. Le fascisme ne fait pas que « produire de la réalité », comme le dit Theweleit et le répète Littell : en marge d’une langue défigurée, aboyante, comme l’est la LTI, sensible avant tout dans la propagande, il aime à accoucher d’un lyrisme à la fois guindé et sauvage, conscient que la stylisation des pensées et affects sert un but crucial : transformer l’immonde en cadence. Autre exemple, la mort d’un officier estonien :
« Il s’était couché tout plat contre mes bottes, raide comme une planche : une balle, au lieu de m’atteindre au pied, le cogna en pleine figure, le traversa d’un bout à l’autre et ressortit entre ses deux fesses.
« Il se tordit comme un ver, cria, excréta. C’était trop tard. La digestion de la balle s’était faite trop vite. Dix minutes après, il était mort. »
La scène est pour le moins saisissante. Pourtant, Littell se refuse à en apprécier la force ou l’originalité. Il est vrai que son étude n’est pas littéraire au sens propre, mais vise à dégager des invariants dans l’imaginaire fasciste. Néanmoins, il est frustrant de ne limiter ce repérage qu’aux substantifs, et de ne pas l’étendre à la syntaxe, aux images, aux assonances, etc. Des énoncés tels que « sa tête n’était plus qu’un cerceau macabre », « ses plaies palpitaient et s’ouvraient comme si elles avaient été vivantes », « d’innombrables petits morceaux de chair, pas plus gros que des oreilles, retombèrent dans la neige, lentement, de tous les côtés, sur nous et autour de nous », « le ventre et les jambes brunies de sang gelé », « le vent s’anordit », « fiévreux, avec d’hallucinantes safranées », etc, appellent nécessairement un commentaire.
Cette quête stylistique d’une beauté, même vile et vaine, en dit pourtant long sur le travail de camouflage auquel se livre le corps fasciste écrivant quant à ses propres répugnances. Cela dit, remettons les choses en perspective : La campagne de Russie de Léon Degrelle n’est évidemment pas un grand livre, tant le cliché raciste et la rhétorique fasciste y mènent une danse inlassable. Mais le fait que son auteur, au fil de cette réécriture du réel visant à faire du sujet Degrelle un moi caparaçonné et glorieux, ait cédé par moments à la tentation lyrique, voire épique nous aide à mieux saisir ce qui fait « tenir » le corps fasciste dès lors qu’il « retranscrit » : pas seulement l’étai mille fois poli du topos raciste, mais aussi les ornements baroques, l’imagerie pyrotechnique, l’assonance complaisante. La part exaltée, fantasmée, serait ainsi l’horizon rêvée d’une idéologie qui n’est souvent qu’une crispation confite dans le déni. De même que la fascisme et le nazisme se sont gavés de décorum, l’écrit fasciste a besoin, pour dépasser la vacuité de son propos, de pousser l’image hors du topos, de croire aux puissances prétendument rédimantes de la langue. Pure illusion, bien sûr, puisque la surcharge haineuse, qui a besoin d’une source commune et éprouvée, ne saurait traiter les affects autrement que comme des armes, au lieu d’en faire des objets complexes, vivants.