Sylvain Coher, Carénage, Actes Sud, 17€ — en librairie le 17 août.
Le précédent roman de Sylvain Coher, Les Effacés (Argol, 2008) suivait des hommes et des femmes condamnés à marcher. Carénage, lui, s’attache à un homme qui roule, qui roule si vite qu’il se rêve bien souvent hirondelle. Anton et sa moto, une Triumph noir baptisée L’Elégante avec laquelle il fait corps, corps-machine, afin de traverser la vitesse absolue, flèche n’ayant d’autre cible que le destin de toute flèche. Il y a aussi Arman, l’ami qui préfère les cylindrés italiennes (devenant, de facto, ennemi), et Leen, la rivale trop humaine de la Triumph, qui sait ne pouvoir éclipser le noir engin. Ça commence donc un peu comme dans La vie de Jésus, même si, surmultiplié oblige, on se dirige droit vers un final épuré à la Ben-Hur. A l’instar de Maylis de Kerangal qui enfermait dans l’articulation de sa syntaxe les moindres forces permettant d’élancer un pont au-dessus d’un fleuve*, Sylvain Coher arc-boute sa phrase pour lui permettre de frôler la glissière de la page. Dire la vitesse (et ses effets sur le corps) a toujours été un des grands défis de la littérature, et le moins qu’on puisse dire c’est que l’auteur excelle ici à faire de son antihéros un chevalier crispé de tout premier plan, non pas magnifié par sa monture mais s’y dissolvant, trouvant dans ses lignes et ses ruades l’idéal fuselage où planquer son mutisme. Mais dire la vitesse, c’est décrire non seulement le corps en plein devenir-projectile, mais aussi la machine et sa pulsion de mort, le paysage métamorphosé en chaînes logiques que l’œil parcourt à toute allure pour en faire de pures déductions directionnelles, repérant à l’avance les imperfections qui obligeront à modifier la ligne du mouvement. On l’aura compris : à travers le récit d’une impossible fuite en moto, l’auteur éprouve la résistance de l’écriture, rodant vite sa syntaxe (ou plutôt notre lecture) pour nous entraîner dans un processus de dématérialisation, au prix d’une célérité très ingénieusement modulée :
"Antoine cavalait désormais loin devant le bruit, sur le velours feutré d’une portion de route neuve sur laquelle les Pirelli Diablo glissaient comme les fers sur la glace des patinoires."
Ben-Hur ? Une boutade ? Pas si sûr. Car « Carénage », ce mot fuselé où l’œil, s’il file aussi vite que la Triumph, lit inéluctablement le mot « carnage », est affaire de double : Anton et Arman, frères jumeaux qui ne peuvent, passé la rupture, que se rejoindre dans la mort ; mais aussi chemin de croix (ou plutôt de carrefours…), stations menant à une étrange ascension finale… On a évoqué de Kerangal, on pourrait tout aussi bien convoquer Régis Jauffret, tant le dernier tiers du roman réinvente un couple hideux et magnifique comme en a souvent dépeint l’auteur de Microfictions.
Carénage, à l’image de la moto d’Anton, n’est pas uniquement volte et vélocité. Ne met pas seulement en conflit deux cavaliers sans peur emportés sur la ligne de fuite d’un devenir-machine que vient croiser une pulsion de mort. S’y joue un drame plus crépusculaire, plus antique, où l’âme est déjà morte et le corps déjà souffrant, où le monde se révèle limbes, la parole changée en une brume qui noie le paysage, et où la nuit est matière à réflexion, autant que la visière d’un casque qu’on devine, depuis le début, crâne. Où la seule quête digne de ce nom est celle de « l’immédiate éternité ». Avec sa chienne de moto, Sylvain Coher déchire davantage que le paysage et customise la grâce en la plongeant dans du métal hurlant.
_______________________________
* Naissance d'un pont, éd. Verticales.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire