Mis en scène par Jean-Yves Ruf, écrit par Fabrice Melquiot et interprété par Roland Vouilloz, la pièce "Le Bizarre" partait avec trois beaux atouts en main: un metteur en scène sachant passer de Hanoch Levin à Kafka, un auteur rompu aux monologues et un acteur suisse absolument dément. Assis de profil à gauche de la scène, la mine mi contrite mi malicieuse, se tournant de temps en temps vers nous comme si quelque chose le titillait de l'intérieur (une pulsion? un démon? l'envie de partager?), son personnage, qui rappelle par certains côtés le Jérôme de Jean-Pierre Martinet, nous parle de sa bizarrerie, qu'un effort pour paraître normal ne fait que renforcer. (On pense aussi, bien sûr, aux textes de Jean-Marc Lovay.)
Le monologue relève du fil-de-férisme, il a besoin de silences pour laisser à l'esprit funambule d'avoir quelques longueurs d'avance, se nourrit d'hésitations pour qu'on sente vibrer la corde du langage, et si le propos importe, c'est la diction – la marche – qui impose, par son rythme, le sens profond de ce qui est dit. A ce jeu tout en boucles et écarts, Roland Vouilloz excelle, laissant émerger un personnage bâti sur des lacunes et des failles, traversé d'idées saugrenues, travaillé par des désirs décalés. De son oscillation perpétuelle entre confessions penaudes et ambitions déplacées, il tire une humanité fragile, capable autant de faire rire que d'émouvoir.
Il est question d'une petite sœur morte en bas âge dont le spectre risque de s'imposer lors d'un dîner amoureux, d'une rencontre avec une femme de droite dans l'allée d'une supérette, d'un poulet dont le seul les blancs sont délectables, d'un ami suicidé, d'une enfance moquée et d'une profonde incompatibilité avec la réalité. Il y a des ritournelles, des blancs flottants, des coups de grisou et des coups de gueule, mais surtout une voix ténue en quête d'un minimum de joie pour échapper au fait indéniable que celui qui parle passe son temps, à petits pas, sur la corde de l'existence, à mourir.