lundi 3 février 2025

Des milliers de ronds dans l'eau à la Maison de la Poésie: image, son et java.


 Le vendredi 24 janvier, je présentais avec le comédien Bruno Blairet une "rencontre" un peu particulière autour de mon livre Des milliers de ronds dans l'eau (Actes Sud), rencontre intitulée "Parler me semble ridicule". Une captation a eu lieu, la voici pour ceux et celles qui n'ont pas pu venir et pour ceux et celles qui avaient mieux à faire – vidéo disponible sur le site de la Maison de la Poésie, qu'on remercie ici chaleureusement pour son accompagnement:

LIEN: https://maisondelapoesieparis.com/scene-numerique/claro-parler-me-semble-ridicule/?media=0


Quand l'être se déchire: Pierre Bourgeade au pays des torturés

 


La postérité a souvent les oreilles bouchées et les yeux encrassés. Je ne parle pas ici d'Anatole France, prix Nobel de littérature en 1921 au rayonnement international qu'on ne lit plus guère, mais de Pierre Bourgeade, dont l'œuvre protéiforme, débutée en 1966, mériterait mieux que l'aimable indifférence dans laquelle elle est mystérieusement tenue, bien que ses livres soient pour une grand part disponibles, certains même en poche, et malgré le beau travail des éditions Tristram. Pourtant, il suffit de lire, par exemple, Les Serpents (1983) pour s'incliner devant la sereine puissance de sa prose.

Les œuvres de fiction traitant de la guerre d'Algérie – et parus dans son plus ou moins proche sillage – ne sont pas légion, et Les Serpents peut prétendre sans conteste à figurer aux côtés de livres comme Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat ou de Qui se souvient de la mer, de Mohammed Dib. Divisé en 43 courts chapitres, il raconte le parcours d'une jeune instituteur, Albin, appelé en Algérie au moment des "événements". On le suit depuis son village jusqu'à Marseille où il est formé, puis à Tizou-Ouzou. Bourgeade épelle son parcours en s'attardant sur les moments de vie qui le mènent de sa quiète province jusqu'aux lieux de massacre: les adieux, l'entraînement militaire, l'attente, les déplacements en jeep, les nuits à ciel ouvert, les séances de torture, la menace du conseil de discipline, la fuite… Comme autant d'éclats tranchants, chaque chapitre fouille un peu plus la blessure humaine et le drame algérien.

Lorsque Albin quitte son successeur – Mazurier, qui va s'occuper de ses élèves et, accessoirement, de sa veuve de mère –, Bourgeade décrit ainsi la scène:

"Il s'écarta de moi par un mouvement symétrique, l'odeur s'éloigna, à la fois parfumée et fade, tenace et finie, s'anéantissant à l'instant précis où elle atteignait la muqueuse nasale, pareille à ces tigres de granit postés à l'entrée du temple d'Urphal, près de Luang-Prabang, qui semblent défier l'éternité et tombent en poussière dès qu'on les touche."

Ce qui retient dans l'écriture de Bourgeade, c'est sa façon de sonder des moments à vif avec non pas froideur, mais précision, une précision qui n'empêche pas la phrase de déborder d'elle-même. Un mot définit Albin: effritement. Il résiste tant bien que mal à la violence de l'armée, tente de rester en dehors du cercle de la torture, mais finit emporté dans son effrayante spirale:

"Je ne suis pas plus criminel qu'hier, je n'étais pas plus innocent qu'aujourd'hui. Je ne dirais pas même que la guerre pourrit tout. Ce n'est pas la vraie guerre, c'est la guerre civile, quelque chose d'intime, de très profond. Je suis divisé. Je n'en puis plus. Je ne suis plus vivant. Je me demande si je l'ai jamais été. Rien ne m'a paru plus irréel que la torture. J'ai vu ces hommes hurler, pleurer, faire sur eux. Je me croyais au cinéma. […] Le fait est […] que l'humanité est sans limites. […] Ils poussèrent ces cris qu'on pousse quand on accouche, quand l'être se déchire pour laisser passage à quelque chose – un homme, qui recommencera."

Bourgeade ne fait pas d'Albin une pure victime ni un franc salaud. Juste un homme brisé membre à membre par une armée qui l'enfonce dans des zones grises de plus sanglantes. Sa prose prend sur elle les horreurs du monde et les fractures intérieures, tirant lentement et méthodiquement le lecteur dans les plis de l'abîme, faisant de lui un témoin éberlué. Ici, les serpents ne sifflent pas, ils sont le sang même qui change l'homme en bourreau. Ils sont les bras armés de l'Histoire, les violents courants électriques d'une éternelle gégène.

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Pierre Bourgeade, Les Serpents, Gallimard, coll. Le chemin