mercredi 21 août 2024

L'absente de tout bouquet: l'ingénieux voyage au bout des nymphéas de Grégoire Bouillier

Y a-t-il une méthode Bouillier? Si oui, devrait-on s'en inquiéter? Ou devra-t-on s'en réjouir? Le fait est que, si méthode il y a, celle-ci est puissamment organique, délibérément décomplexée, rythmiquement implacable. Ça serait quoi, cette méthode? Prendre un "sujet" et lui tordre le cou? Lui faire rendre gorges? Epuiser le motif après l'avoir décliné à l'envi? Il y a un peu de tout ça dans la façon dont Bouillier s'empare d'un "sujet", sauf qu'ici le mot "sujet" peine à circonscrire ce qui est en jeu. Car les enjeux, précisément, n'ont rien de formels, et ledit sujet est tout sauf un sujet, plutôt un inquiétant dédale rhizomique, une plâtrée de strates mnésiques qui nécessitent une enquête, exigent une quête, à l'aune de la "chose mentale" explorée. Dans le cas du Syndrome de l'Orangerie, il s'agit des Nymphéas de Monet, à la fois les grands panneaux exposés à l'Orangerie, les fleurs aquatiques présentes à Giverny et l'incroyable nénupharisation de la vie psychique du peintre.

Tout part d'un séjour dans l'Hadès, ou plutôt à l'Orangerie, où Bouillier, loin de baigner dans la quiétude de la mare à Monet, éprouve une angoisse plus que latente. Il se rend également à Giverny, pour essayer de comprendre la raison de ce malaise ressenti. Et de préciser que cette expérience a été précédée d'une "visite" des camps d'Auschwitz-Birkenau – en naît alors un récit split-screen des deux "visites",  celle du domaine givernyen et celle du camp de la mort. Le parallèle est osé, et pourrait paraître indécent, mais c'est sans compter l'intelligence feuilletée de l'auteur qui en plus de mettre son enquête à rude épreuve, en éprouve tous les glissements, toutes les errances, les fautes et les failles – sa ténacité lui permet d'explorer toutes les "zones d'intérêt" relatives directement ou indirectement à son "sujet", et d'entraîner le lecteur dans un malestrom de supputations qui, s'il donne le vertige, fascine autant qu'éblouit.

On suit donc, comme en un live hanté par la mort, le parcours mouvementé – mouvement brownien… – d'une pensée à la fois se retournant sur elle-même – introspection – et fonçant telle la flèche de Zénon vers une cible encore inconnue – exploration. Forcément, ça cahote, tourbillonne, dérape, bondit, louvoie, enjambe, rapproche, ligature, démolit : la prose de Bouillier est un subtil mélange d'analyse à tiroirs et d'appels à la complicité, elle ne s'aveugle jamais de son sérieux et prend un malin plaisir à dialoguer avec elle-même: on s'auto-congratule puis on se moque de soi, on se commente, se corrige, se répète, s'exclame, s'interroge, etc. Il est question de Rackham le Rouge, d'Edgar Poe, de Clemenceau, des Tamagotchis, de la débâcle de la Seine, des boîtes Campbell, de James Bond, des Nazis qui n'ont pas tous disparu (loin de là). Il est surtout question de peinture, du chant des couleurs, des avatars de l'ombre, du mystère des formes. Tout ça est bien sûr affaire de vitesse, de rythme, scansion – il s'agit de ne jamais faire de sur-place, de ne pas finir en nymphéa, car peu à peu on devine, on comprend ce que "cachent" les nymphéas, ce que signifie leur extraordinaire et inquiétante prolifération, quel rapport a celle-ci avec certains pans de la vie de Monet.

Bouillier est, à sa façon, un enfant prodige (et un écrivain prodigue): il refuse de se contenter du réel tel qu'il se présente à lui (en livrée, pour ainsi dire) et préfère, en Don Quichotte averti, suivre son instinct jusque dans les Enfers

s'il le faut et s'aventurer en terres inconnues, fouler des sables mouvants. Comme dans ses précédents livres, la "méthode Bouillier" se révèle une formidable machine de guerre – pardon: d'amour ! – au service d'une quête, et ici cette quête a à voir, profondément avec un couple célèbre: l'art et la mort. On ira donc d'un musée à une prison en passant par un camp et un jardin, comme si on traversait une dangereuse Carte du Tendre où la passion, sans être christique pour autant, n'en est pas moins semée de stations de croix. De fleurs du mal, aussi.

Des nymphéas? Oui, mais un nymphéa est un nymphéa est un nymphéa — et on sait que cette répétition fait toute la différence. La manie spéculative de Bouillier est aussi généreuse que contagieuse, et sa "méthode" est avant tout une danse qu'on ne saurait lui refuser – sortez vos carnets de bal.

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Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l'Orangerie, Flammarion, 22€

mardi 20 août 2024

Comment évoluer en eaux troubles quand on a les idées claires: Lambert et le "grand" écrivain


En 2009, Emmanuelle Lambert avait publié, aux éditions Les Impressions nouvelles, un court récit intitulé Mon grand écrivain, dans lequel elle racontait sa gestion des archives Robbe-Grillet ainsi que sa fréquentation du "grand" homme.  Quinze ans plus tard, elle revient sur cette expérience, mais bien sûr le regard a changé, la voix aussi – les temps, eux, ont entamé une salutaire pirouette. La vie littéraire a traversé des orages. On lit autrement, et surtout, on ne canonise plus autant, les boulets ont eu le temps de rougir, la poudre sert à autre chose qu'à masquer les défauts. Derrière le feu sacré, on sait désormais humer l'odeur du roussi.

Aucun respect – titre génial ! – n'est pas, loin de là (on s'en rend compte très vite), une réécriture amplifiée de Mon grand écrivain; c'est plutôt une réponse à ce livre, ou, pourrait-on dire, un "repons", car derrière la soliste Lambert s'agite désormais un chœur, celui des femmes qui ont appris à manquer de respect. Au premier abord, on croit un peu naïvement qu'il va s'agir d'un livre sur Robbe-Grillet, raconté par une femme qui l'a fréquenté et qui, très jeune, a dû creuser de troublants tunnels dans une œuvre qui, pour elle, a pris la forme monstrueuse d'archives. Bien sûr, on pourra jouer au jeu fastidieux du récit à clé, et ce n'est rien déflorer que de dire qu'il est question d'un institut qui s'appelle l'IMEC, même si Lambert ne le nomme jamais, pas plus qu'elle ne donne la véritable identité des protagonistes qui veillent à la marche de cet institut – ce délit de fiction, précisons-le, n'est pas là pour éviter les embrouilles juridiques: Aucun respect, s'il n'est pas un roman, joue la carte romanesque pour mieux universaliser certains rapports de forces qui, hélas, relèvent de l'universel, c'est-à-dire de la domination, et, s'il faut préciser, de la domination masculine.

C'est pourquoi Aucun respect est un livre piégé, comme son titre le laisse suggérer. Car il apparaît assez vite que le sujet du livre n'est pas le pape du Nouveau Roman, même si ce dernier reste ici une étoile qui refuse de s'éteindre. En fait, le livre de Lambert est comme un retable: on se dit qu'on va, une fois passés les prémices, une fois écartés les panneaux latéraux, accéder au portrait central, celui du grand écrivain – ah, enfin, des souvenirs, des anecdotes, des ombres qui parlent ! – mais très vite on comprend que le propos est tout autre (quoique le même…). Ce qui ici se joue, se joue dans les rabats, à savoir les expériences d'une femme, son parcours dans un monde peuplé d'hommes sûrs de leur pouvoir (que ce soit dans la rue, les dédales de l'institut ou les foyers).

Ce que nous propose Emmanuelle Lambert, qui après avoir traité trois grands "G" – Grillet Genet, Giono – s'est penchée récemment avec bonheur sur  un C – Colette – (on attend le D de Duras, le W de Wiitig, mais on sera sûrement surpris, puisque Lambert est imprévisible), c'est moins l'histoire d'une fréquentation littéraire que la radiographie d'un milieu masculin. D'un milieu qui se croit le centre. Ou plutôt, l'histoire frottée de ces deux plans: le plan critique et le plan éthique. De même qu'une jeune femme ne peut traverser la rue sans avoir à affronter les remarques et comportements des hommes, elle ne peut traverser le sanctuaire de la littérature sans affronter la tension sexuelle qui semble de tous temps attachée à la figure du grand écrivain, et à celle qu'endossent, en plus ou moins patients bourdons, ses thuriféraires.

Lire Aucun respect est revigorant (et forcément déstabilisant si on est un homme). Ce que l'on pourrait prendre pour des apartés, des digressions, des considérations, est en fait ici la chair vive du récit. Non,  ce n'est pas un album de souvenirs sur l'auteur des Gommes (encore un G !), mais un subtil récit d'apprentissage: comment évoluer en eaux troubles quand on a les idées claires, ou du moins quand on a envie de les garder telles. Il y a une histoire d'amour (avec un certain Axel), il y a les fantasmes, les pratiques SM, le sous-pull et les cactées d'Alain, les micmacs du Chef et  de Joseph, des amies, des trains, des photos, des hésitations, des frictions, de l'administratif – il y a surtout la traversée des suffisances. Celle effectuée par une femme à qui on ne la compte pas. Jamais dupe, Emmanuelle Lambert nous raconte ici bel et bien un puissant travail d'archiviste: mais il ne s'agit pas des archives Robbe-Grillet, il s'agit des archives du corps des femmes. Celles qui aboutissent à la réaction qu'on connaît: "on ne peut plus rien dire", cette fameuse saillie qui feint de s'ignorer réplique à l'irréversible "elles ont ouvert leurs gueules". 

Aucun respect est un livre léger: d'un pas alerte, il saute de mine en mine.