« L’ÉLÉPHANT SE LAISSE CARESSER ; LE POU, NON », a écrit Lautréamont. Je pense
qu’on peut ajouter le livre en cours à l’acarus sarcopte du père Ducasse. Oui,
ce livre-pas-encore-livre dont on a cru, plan à l’appui, qu’il aurait
l’obligeance de se plier à nos désirs d’écriture et nos velléités
d’architecture. Pour lui, on a sillonné le champ des possibles, repéré des
impasses, prévu des bifurcations, envisagé d’autres dénouements, histoire de lui
laisser un peu de marge, une illusion de liberté, et ce afin qu’il s’ébroue
insolemment telle un étalon de feu dans les vastes pâturages de notre fichier
Word. Tu parles ! Ficelé, le gigot gigote. L’étalon détale. Le fichier s’en
fiche. Il change de visage comme s’il prenait plaisir à tirer un trait sur les
traits qu’on lui a tirés, le traître ! Après avoir constaté ce phénomène quasi
météorologique à chaque livre, j’ai fini par me dire que le livre avait ses
raisons que la raison de l’auteur ne connaît pas. A cela, je ne vois qu’une
explication : nous concevons une structure pour ainsi dire mécanique, puis notre
écriture, qui obéit à des forces nous échappant bien souvent, permet à cette
mécanique de migrer peu à peu dans la sphère de l’organique. Le gigot s’anime.
Et c’est tant mieux, car nous devons alors écouter ce que le livre veut nous
dire, deviner l’endroit où il souhaite nous emmener. Si nous le forcions à aller
de A à Z, il y a de grandes chances pour qu’il capitule avant la lettre Q (voir
avant la lettre F). C’est ce que j’appelle, merci Sam Beckett, « rater mieux ».
Plusieurs facteurs aident à ce déraillement. Ça peut venir des recherches
nécessitées par le livre. On tombe en cours d’écriture sur des faits qui
modifient la donne, des infos bien trop tentantes pour qu’on hésite longtemps à
les inoculer dans le corps du manuscrit – on verra bien s’il nous fait une
allergie !
Quand j’ai écrit Bunker Anatomie, j’ai voulu confronter deux regards,
celui d’une Méduse moderne et celui d’un sniper. J’avais prévu de décrire leur
affrontement sur une page (sic) de Normandie. Une fois les chapitres écrits,
j’ai voulu passer à cette bataille oculaire, qui aurait été un grand moment de
battements de cils et de rétrécissement de pupilles, façon Sergio Leone. Tu
parles (bis) ! Le livre avait d’autres intentions, d’autres tours dans son sac.
Je me suis retrouvé à écrire une sorte de long monologue extérieur dans lequel
s’électrisaient, se repoussaient, se frottaient toutes sortes d’éléments.
Quand
j’ai écrit La Maison indigène, je voulais explorer un pan de mon passé laissé en
rade, visiter une maison construite par mon grand-père. Résultat : le livre m’a
conduit aux portes mêmes du père mort. Merci, vraiment, je n’en demandais pas
tant.
J’adore concevoir des plans tarabiscotés pour le livre en cours. Mais je
l’entends grincer, un peu comme un trop blanc glacier (pensez banquise, pas le
type dans son camion). Il veut aller se faire écrire ailleurs, autrement. Il
veut quoi ? Ma peau trouée ? Tant mieux, il l’aura.