Réjouissons-nous: la littérature fait encore débat, ainsi que le montre le débat houleux qui a suivi l'attribution du Nobel de littérature à Annie Ernaux. Attaquée ou encensée, elle ne laisse pas indifférent. A moins qu'au lieu de se réjouir, il faille s'affliger, et constater que ledit débat montre à quel point ce n'est finalement pas la littérature qui fait débat, mais ce que certains aimeraient qu'elle soit: un masque censé dissimuler – mal, évidemment – des intentions et des opinions, louables ou blâmables.
Attaquée, Ernaux l'est sur de nombreux fronts. On lui reproche tout d'abord – et surtout – certaines de ses déclarations qui, bien que ne figurant pas dans son œuvre et relevant de prises de position liées à l'actualité, lui sont comptées à charge, et permettent à des critiques de l'opposer à d'autres écrivains – ainsi, selon Marc Weitzmann, Ernaux est pro-voile alors que Rushdie est sous le coup d'une fatwa; elle serait pour la permanence de l'être alors que Rushdie est pro-Protée… On lui reproche également d'être obsessionnellement "antisioniste" et "ingrate" (Finkielkraut, toujours dans la nuance). On lui reproche l'usage du mot "race", qu'on s'amuse imprudemment à décliner en recourant à des termes dangereux comme "racialisation" ou "déterminisme racial choisi" (Weitzmann). On dit d'elle que "c'est une femme qui aime les hommes; dès l'âge de dix-huit ans" (Assouline) – à un âge, donc, où l'on était pas encore majeure, oh-oh… alors que, bon, si Roth avait été couronné… bref, passons. Enfin, on lui reproche son style, qualifié de "blanc", de "vide", etc., sans s'embêter à définir ce qu'on entend par là (l'absence de métaphores? la méfiance face au lyrisme?) – rappelons que Claude Simon, autre Nobel, se voyait reprocher, allons bon, son style "illisible" parce que tout sauf "sobre". Et sans doute lui reproche-t-on l'attribution du prix Nobel de littérature, qu'elle ne s'est pourtant pas décerné elle-même, que je sache, et qui est cause, en grande partie, de tout ce déferlement outrancier.
Je ne sais pas ce que pense Annie Ernaux de toutes ces attaques. Elle qui au lieu d'accumuler des œuvrettes a bâti sciemment et savamment une œuvre aux multiples facettes. Elle qui n'a pas séparé la pensée de l'écrit, et s'est penchée avec rigueur et sensibilité sur le sens des mots dans la galaxie sociale. Elle qui s'est attaquée aux préjugés, aux injustices, aux mépris faciles et aux hontes déplacées. Elle qui sans tomber dans le réalisme a su faire entrer le réel dans ses livres en un geste complexe et orchestral de partage (je pense aux Années). Elle qui a su s'exposer sans s'exhiber, s'avancer sans s'imposer, critiquer sans pérorer. On se demande bien à quoi on aurait eu droit si Colette ou Simone de Beauvoir avait eu le Nobel…
Mais laissons le dernier mot à Ernaux, à sa "race": "Naïveté de ma mère, elle croyait que le savoir et un bon métier me prémuniraient contre tout, y compris le pouvoir des hommes. (in La femme gelée)