Pierre Assouline, dans son blog
La République des Livres, revient sur la traduction d’un roman de Joseph Conrad, intitulé jusqu’ici, sur les couvertures françaises,
Le Nègre du Narcisse, et qui vient de reparaître aux éditions Autrement sous le titre
Les Enfants de la mer. S’efforçant d’y voir clair dans cet effacement du n-word, et après avoir fait entendre quelques points de vue sur la question, Assouline finit par se demander quels autres livres risquent d’être « expurgés », pour conclure que l’éditeur, Alexandre Civico, a agi en « censeur au nom de sa propre morale » et Assouline de se demander,
in fine, « de quel droit » ?
On a envie de lui répondre : du droit de l’éditeur. Mais clarifions tout d’abord un point, ou plutôt deux, car il me semble que dans cette « affaire », la problématique du titre se décline en deux temps. Il y a d’un côté la question du terme offensant, et de l’autre la question du titre. Le titre, comme on le constate très fréquemment dans le domaine de la traduction, a cette particularité qu’il est pour ainsi dire la vitrine du livre, sa proue ; il suffit de relire
Seuils de Gérard Genette pour se rappeler qu’en tous temps, les éditeurs (français ou autres) ont toujours traité le titre comme un élément exogène au livre (à tort ou à raison, avec maladresse ou brio) et n’ont jamais hésité à le modifier complètement. Je dis : les éditeurs, mais ce peut être aussi le traducteur, que l’on consulte parfois, et à qui il arrive de proposer de lui-même, malgré son sacro-saint serment de fidélité, d’envisager un titre complètement différent. Je pourrais donner une tripotée d’exemples de livres que j’ai traduits et pour lesquels j’ai voulu – de quel droit ? – qu’ils arrivent sur les tables des libraires sous une autre « appellation ». J’ai ainsi traduit le livre de Ben Marcus,
Notable American Women, par
Le silence selon Jane Dark (et non par
Célèbres Américaines). J’ai traduit
This is not a novel de David Markson par
Arrêter d’écrire, et non par
Ceci n’est pas un roman.
The Sugar Frosted Nutsack, de Mark Leyner, par
Divin Scrotum (et non par
Le Scrotum givré au sucre).
Ducks, Newburyport, de Lucy Ellman, par
Les Lionnes (et non par
Canards, Newburyport). A chaque fois, ce choix a été le fruit d’une réflexion (sémantique, sonore, contextuelle, éditoriale), conduite de concertation avec l’éditeur. Je n’ai jamais eu le sentiment de censurer l’intention de l’auteur (qui, d’ailleurs, a peut-être lui-même décidé de son titre en concertation avec l’éditeur originale après discussion, ou contre son avis, etc.). Mon seul souci a été, à chaque fois, de trouver une alternative quand j’estimais que le titre original ne «passait pas » ou « mal » en français, puisque selon moi, et je ne suis pas le seul, traduire n’est pas décalquer. On peut contester ces choix, et même estimer qu’ils trahissent l’esprit de l’auteur. S’il y a débat, il doit porter sur l’intention du traducteur et/ou de l’éditeur. Un essai intitulé
Is Nigger an offensive word ? – rassurons tout le monde – ne sera jamais traduit par
Le mot noir est-il un gros mot ?, mais bien par
Le mot « nègre » est-il injurieux ?
Tout ça pour dire qu’un titre pose une problématique de traduction différente par rapport à celle qui relève du texte – ce que n’ignore évidemment pas Assouline qui a toujours été plus qu'attentif à cette étrange opération chimique qu’est la traduction. Dans le cas du livre de Conrad, l’éditeur – et là précisons que Alexandre Civico n’est pas la seule personne chez Autrement à décider, qu’il a agi en concertation avec ses collègues – a fait un choix dicté par le souci de modifier un titre. A aucun moment, l’éditeur ne s’est dit qu’en changeant le titre il allait réécrire l’Histoire et effacer à jamais des mémoires le mot offensant de « nigger », encore moins vaincre le racisme ou en nier l'existence. Jamais il ne s’est dit qu’il fallait systématiser ce parti pris et l’appliquer à d’autres titres, en allant jusqu’à transformer, comme le suggère ironiquement Assouline,
Le nègre du Surinam de Voltaire (qui n’est pas un titre traduit, ce qui en fait un étrange exemple…). Laissons la peur du wokisme à qui de droit, et la crainte d'un effet domino aux joueurs de tric-trac.
Concernant le choix des éditions Autrement, je n’ai pas d’idée "arrêtée". Ça m’interroge, et donc je m’interroge. Mais je n’irai pas parler de « censure », comme le fait Pierre Assouline. Il ne faut pas confondre choix et censure, ou alors estimer que tout choix cache une censure qui ne dit pas son nom, ce qui est peut-être le cas, et je veux bien être le premier à l’admettre, mais dans ce cas, ladite censure prend un sens différent, elle signifie se fixer à soi-même des limites, des interdits, etc. Je peux très bien vouloir écrire un livre dénonçant le machisme et l’intituler
Grosse pute ! si je me sers de cette injure tout au long du livre en la plaçant dans la bouche d’odieux machistes, mais je peux aussi me dire que ce n’est pas un bon titre, car il s’avancera, ce titre, dans sa nudité crue, flottant sur la couverture au-dessus de sa masse contextuelle comme une odeur devenue relent faute de pouvoir en identifier sa source.
Il est bon que toutes ces choses fassent débat. Mais peut-être convient-il de le faire avec mesure, et de ne pas soupçonner tel éditeur ou tel traducteur de volonté de censure. On ne doit pas retraduire forcément aujourd’hui
Don Quichotte dans une langue française du début du XVIIème siècle. On peut décider de retraduire
Howl de Ginsberg par
Hurlement, comme souhaitait le faire son nouveau traducteur Nicolas Richard (l’éditeur a tenu à conserver le titre original – et oui, ne pas traduire est
également un acte de traduction). La peur d’un puritanisme éditorial, comme le sommeil de la raison, risque d’engendrer des monstres, plus inquiétants qu’un prétendu négationnisme lexical à l’œuvre dans les coulisses de l’édition. Un éditeur (ou un traducteur) n’est pas un complice d’anciens esclavagistes ayant décidé de se refaire une réputation. Personne, dans cette affaire, n'a voulu "blanchir" les mots (je vous laisse ironiser sur le terme de blanchiment…)Et si l’on est bien d’accord que, souvent, ce sont ceux qui ont choisi l’injure qui cherche ensuite à en faire un tabou, il n’est pas question, je crois, de généraliser cette théorie. Conrad n’est pas raciste, Civico n’est pas un censeur – alors espérons que la République des lettres ne se transforme pas en tribunal.