dimanche 6 juin 2021

Des ils au bord de l'amer

Etienne-Jules Marrey, "Saut de l'Homme en blanc", 1887
Comme le temps passe vite. On dirait qu'il est pressé. Qu'il va quelque part. Qu'il fuit. Et nous derrière, pareils à des touristes un peu démunis, le regard guère plus vaillant qu'un vieux velcro, ne s'attachant qu'aux dernières aspérités du monde. Trébuchons un peu, retardons la course folle, quittons le groupe. Le groupe? Oui. Ils. Qui ça? Ils, quoi. Bon, je reprends. Il y a deux ans et demi, dans les colonnes du Monde des Livres, je vous ai parlé (en bien) d'un roman de Nathalie Yot intitulé Le nord du monde (la contre-allée éditeur). Aujourd'hui, sous le nom contracté de Natyot, l'auteure publie un livre au titre lui aussi sans doute contractée, ou disons contractuel: Ils. Trente-trois textes de deux pages, chacun décrivant une situation où est engagé le collectif. Décrivant? Plutôt: dépliant, fragmentant, découpant. En apparence, le dispositif est simplissime. On prend une situation – le repas de famille, la sortie à la piscine, les courses au supermarché, l'enterrement, etc. – et on feint de dire ce qui se passe, que fait "ils" afin de remplir le contrat de ladite situation. Bien sûr, l'effet de décomposition, par son effet stroboscopique, crée vite un malaise. Le "déroulé", en mettant à plat, crée paradoxalement des gouffres. Le factuel laisse passer un vide inquiétant:

ils se mettent au travail / devant un bureau en métal / d'abord ils rangent / ils préparent la journée / des tonnes de choses à faire / ils s'organisent / certains mieux que d'autres / (ils ne sont pas tous égaux devant le rangement) / ils allument l'ordinateur / ils sont illuminés par l'écran de l'ordinateur / ils répondent à des courriers / ils remplissent des dossiers / ils gèrent des plannings / ils ont des soucis / certains plus que d'autres / (ils n'ont pas tous la même capacité d'évacuation du souci) / […]

On le voit, l'entend, ici le factuel n'est pas réduit à l'os. L'auteure y intervient, commente, aide le plan-plan à grincer. C'est qu'on ne sait jamais si, dans ce ils, il n'y aurait pas un peu de "nous". C'est tout le problème du "ils": il refuse de devenir "eux". Il fait reflet. Appelle et repousse en même temps. Parce que, les petits ridicules, les naïves volontés, les tristes obligations, tout ça, bien sûr, on connaît, ça nous dit quelque chose. Le texte de Natyot nous rappelle, par discrets glissements, que dans l'immuable mécanique du "ils" notre place est toujours réservée. Visite d'une maison en construction:

ils imaginent tout ce qui n'est pas encore là / ils se projettent avec des enfants et des chiens / ils traversent le champ de murs / ils ressentent une émotion qui leur donne le tournis / ils sont tellement heureux / ils avancent dans la boue de leur futur jardin / ils montrent du doigt un potager imaginaire/ ils ont le goût de la tomate dans la bouche / ils avalent / ils transpirent un peu / les murs ce n'est que le début

Le "ils" a plus d'un tour dans son sac. Il cache un "elles". Comme le précise l'auteure à la fin du livre: "Souvent il faut faire l'effort de penser aux femmes quand elles ne sont pas nommées explicitement. Parfois ce n'est carrément pas possible selon les situations (celle où la violence opère)." On entrera donc dans la saga du ils à pas prudents. Chaque étape une chausse-trappe. Natyot dissèque, pourrait-on dire. Elle sépare, écarte, observe, remarque. Pour qu'on voie quoi? La chair de nous sous la peau d'ils? Le vivant sous le pronom? L'effroi du prévisible? A vous de voir. A ils de vous le dire?

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Natyot, ils, édtions la boucherie littéraire, collection 'Sur le billot' dirigée par Antoine Gallardo, 14€



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