Je suis en train de traduire Under the volcano. Et non de le re-traduire, puisque je ne l'ai encore jamais traduit – saisissez la nuance, elle a son prix. Non que je trouve mauvaises les deux traductions qui existent déjà, mais elles me semblent avoir œuvré
chacune à deux extrémités d'un spectre improbable: l'une, la première, faite à "trois", collait au texte de Lowry en se fiant aux seuls contours de la phrase; l'autre, celle de Darras, me paraît un peu trop déplier certains angles morts. Il ne s'agit pas de pallier, de réparer, d'innover – juste de proposer, d'avancer une autre langue, sans prétention de justesse supérieure. On peut encore rêver le volcan.
Prenons la dernière phrase. "Somebody threw a dead dog after him down the ravine." Elle ne pose pas en soi de problème. On peut bien sûr chercher dans le livre les occurrences du verbe "throw", compter les chiens qui errent entre les pages, mesurer la profondeur de ce ravin. Quoi qu'on fasse, on se retrouvera avec cette phrase, scandée 4/3/3/4, avec un léger écho du "him" dans le dernier mot, "ravine". On est donc obligé d'avancer à tâtons des mots, à ras du rythme.
Somebody. Quelqu'un. On. Difficile de proposer d'autres variations. Un quidam ne rajeunirait pas. Un passant pourrait passer. Threw: jeta, balança. Les synonymes ici tirent la langue. J'aime bien "balança", mais me voilà alors avec trois syllabes, très loin de ce "threw" – l'anglais abonde en monosyllabes, quel veinard, mais je n'écris pas mes traductions en anglais, quel roublard. A dead dog: un chien mort, le cadavre d'un chien, un défunt toutou, là encore au niveau dental on rame un peu. After him: après lui, à sa suite, sur lui. Le choix semble réduit. Down the ravine: dans le ravin, au moins cela fait calque, on s'en contenterait.
La phrase de Lowry fait dix mots, dont sept monosyllabes. Les dentales prédominent – dy, dead, dog, down –, et imposent simplicité, fatalité. J'ignore ce que proposent les deux traductions existantes – je m'interdis pour l'instant de m'y reporter, je veux rester dans l'illusion que le texte que je traduis a été écrit, fini, hier soir. Qu'il est encore chaud. Que je peux donc progresser dans le sillon de sa chaleur.
Mon instinct policé me dit: "Quelqu'un balança un chien mort à sa suite dans le ravin". 2/3/3/3/4. Mais ce "quelqu'un" me chiffonne. J'ai l'impression qu'on pose une énigme. Qui? J'ai alors envie d'opter pour un "on". On balança un chien mort à sa suite dans le ravin. 4/ 3/ 3/ 4. Mais mon oreille n'est pas satisfaite. Je n'entends pas le dy-dead-dog-down de l'original, ce glas discret mais insistant qui nous rappelle que "under" c'est aussi "down". Mon expérience de traducteur, heureusement-malheureusement, me rappelle aussi que je ne suis pas là pour faire œuvre mimétique. Je n'ai pas à remplacer les dents par les dents, même si le dragon semble l'exiger. Je ne cherche pas non plus à respecter la vérité du texte, car je ne la connais pas, je connais juste, à force d'usage, sa façon de palpiter. Et puis, franchement, ce "à sa suite" n'est pas très Lowry, mais comment savoir quel français écrirait Lowry?
Quel sera mon "d" dans ma traduction? Quel mot me donnera le la du d ? Puis-je y renoncer? Imaginons que je décide que "chien" est irremplaçable, vais-je me concentrer sur le "ch" ou le "ien"? Ou alors dois-je prendre un risque, y aller d'un "dogue", certes ancien, qui me donnera un "d", mais que faire de ce "d" risqué que je lance maintenant dans la phrase, et qui va m'obliger à le réinventer dans l'acte de jeter, dans la mort, dans la descente au ravin? Danger du mimétisme: dès qu'il semble solution, il brouille tout. Si je devais réécrire la phrase de Lowry en l'oubliant un instant, je pourrais oser : Dans le ravin où gisait le consul quelqu'un jeta le cadavre d'un chien. J'aurais juste deux décasyllabes et basta. Je raterais certainement la dimension immédiate, sèche, faussement neutre, qu'a privilégiée Lowry. Je pourrais resserrer: Un passant balança peu après un chien mort dans le ravin. Résultat; exit le "him", le Consul. Mais le lecteur, lui, sait que le Consul gît dans le ravin, il ne peut pas l'avoir oublié, cette solution pourrait donc marcher. J'ai préféré le "p" au "d", que le "b" étoffe un peu. La belle affaire. Ah, pourquoi ravin, au fait? Pourquoi pas fossé? Le fossé me permet d'invoquer la fosse. Good. Puis-je tirer profit de ce "f"? Pas sûr. Dans les cinquante-six synonymes que me propose le DES pour chien, pas la queue d'un "f". Et puis, pas d'illusion, hein: un chien est un chien est un chien, même mort. Feu le fennec finit dans la fosse avec le foutu falcoolique. J'ai des doutes, là.
La traduction est un incessant exercice de déperdition qui ne doit cependant pas se vivre sous l'étoile du renoncement. Il faut bien comprendre une chose: ce qu'on perd va nous permettre, avec un peu d'insistance, de perdre autrement, dans la réinvention d'un gain. Le texte de départ n'est pas sacré. Il aspire à bouleversement. Il sait qu'il va mourir puis renaître. Le respect n'est pas une forme d'embaumement. Dès que je trouve, je vous fais signe.