D’emblée, et brutalement,
disons-le : l’écriture de la douleur est un risque majeur. Majeur, parce
que l’une, l’écriture, n’a de cesse d’être happée par l’autre, la douleur, et
qu’il s’agit là d’un combat en apparence inégal, la puissance concrète et palpable de la
douleur menaçant à tout moment de faire le travail à la place de l’écriture, le
rayonnement du faisceau d’affects pouvant à tout moment se substituer aux effets nécessairement contournés que vise la phrase. En prenant la décision, sans doute inévitable,
sans doute nécessaire, de relater la mort de sa femme et son expérience du
deuil, le poète Jean-Michel Espitallier ne s’est fort heureusement pas
contenté de témoigner des ravages du vide, il a cherché, à chaque
paragraphe, dans le pli de chaque phrase, à traiter sa douleur comme une entité
le mettant au défi d’écrire l’effet de mort. « Ta mort m’a attaqué comme
un chien enragé », écrit-il p.144 de La première année.
Contre la rage, donc, il écrit un
livre des métamorphoses : mais ici, ce qui est sujet à métamorphose, c’est
moins un être promu à de fabuleux avatars qu’une absence aux mues successives.
Il s’agit donc d’inventorier, mais à vif, tous les signes qui disent et
répètent la disparition. Les choses communes qui ne le seront plus. Les gestes
non recommencés. Les objets désormais intouchés. Parfois, la phrase est brève,
de l’ordre de la notation, façon de retenir au creux du poing le souvenir soit
trop fugace soit trop acéré – « Cette grande chose qui vient ».
Parfois elle ausculte l’empreinte du souvenir dans la forme absente. Chaque
jour, chaque heure qui passe éloigne celui qui reste de celle qui est partie.
Chaque heure, en menaçant d’alléger la douleur, menace d’effacer les contours
de celle dont la mort est douleur. Espitallier ne tait rien de l’étrange
complaisance qui oblige à prendre ses repères dans le manque, la peine. Il dit
le trivial et le mystérieux, la larme qui brouille autant que l’œil qui
continue de fixer.
La mort de l’aimée est vécue.
Vécue comme un cataclysme et une expérience. Que faire d’une mort
imposée ? Comment la penser ? Y survivre ? Se mesure-t-elle à
des sensations indistinctes, des détails précis, quels sont ses modes d’assaut, comment réagir face à ses ruses imparables ? Si la mort de l’être aimé laisse démuni, alors
comment habiter ce dénuement ?
« Ma cohérence est instantanément fragmentée, explosée. Mon intégrité fracturée. Je suis désossé. Nu. L’unité de ma personne ressemble aux pièces d’un puzzle dérangé. Sans temps ni lieu. Et pourtant nous vivons un hyper-temps, dans un hyper-lieu ».
A la fois cruellement dévasté et
profondément conscient, Espitallier, tel un prisonnier traçant des traits sur
le mur de son cachot, s’efforce de rendre chaque trait unique, important, à la
fois trace témoin et échelon à partir duquel se hisser. Affrontant un quotidien qui semble
déparé de sa chair, il travaille son
deuil comme une matière rétive, refusant de laisser cette matière céder aux
lois de l’informe. « Comment te continuer (te faire vivre) dans le
rituel ? » La première année est un récit bien sûr bouleversant, mais
s’il bouleverse, ce n’est pas seulement parce qu’il cartographie le deuil et
ses environs, mais parce qu’il fait de cette cartographie une expérience
d’écriture d'une formidable acuité : à la sidération induite par la perte
correspond – non : répond – un désir : « Me reconstruire avec du
déconstruit (Osiris). » Cette leçon de survie, Espitallier nous la livre
avec une simplicité, une lucidité et une générosité qui ne peut qu’ébranler.
Mais cet ébranlement, qu’il nous donne en partage, permet d’appréhender l’irréparable
et d’entendre battre, entre les lignes de l’élégie, le sang de la résistance.
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Jean-Michel Espitallier, La
première année, éd. Inculte, 17,90€
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