Si l’écriture ne se confond pas
avec la pensée, c’est sans doute parce qu’elle permet différemment son
surgissement. Mais aussi parce qu’elle pressent, de par son expérience, sa
pratique, que la pensée, hors l’écriture, rate quelque chose, s’interdit l’apprentissage
des dérives.
Il y aurait ainsi dans la pensée une fausse cohérence, due à la
magie des enchaînements, au déroulé du fil tendu et continu où se dissipe la
raison. Ecrire, en revanche, ce n’est pas faire l’économie de la pensée, de
l’acte de penser, mais au contraire réinventer le mouvement de la pensée, la
laisser s’inventer et imposer un style. Non pas penser le style, mais conférer
à la pensée un style.
C’est sans doute ce que veut dire Paul Valéry dans ce
texte séminal intitulé « L’amateur de poèmes », et figurant dans
Album de vers anciens. Texte dense, arqué, et à la fois fluide, libre. Parlant
de la pensée comme d’une « parole intérieure », Valéry touche un
point essentiel :
« Incohérente sans le paraître, nulle instantanément comme elle est spontanée, la pensée, par sa nature, manque de style. »
C’est à qu’intervient le poème,
non pas œuvre close ou bouquet sonore, mais expérience d’une mesure, au sens
musical autant que philosophique. Par le poème, de par sa force de
concertation, quelque chose de l’ordre de la pensée peut survenir qui ne
s’éparpille pas aussitôt dans le fondu enchaîné de l’abstraction. En écrivant,
en me consacrant à ce que Valéry appelle, littéralement, « l’écriture
fatale », je peux à la fois abandonner les apprêts du je et éviter la dissolution encourue par la pensée, « parole
intérieure sans personne et sans origine ». Dès lors, le style n’est plus
considéré comme une simple cadence mais comme un temps nouveau, propice à la
pensée – et Valéry de conclure son texte par ce prodigieux constat :
« Ni le doute ne me divise, ni la raison ne me travaille. Nul hasard, mais une chance extraordinaire se fortifie. Je trouve sans effort le langage de ce bonheur ; et je pense par artifice, une pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante, – aux lacunes calculées, sans ténèbres involontaires, dont le mouvement me commande et la quantité me comble : une pensée singulièrement achevée. »
Le calcul des lacunes : c’est là sans doute un travail auquel
l’écrivain ne saurait renoncer. A chacun d’en deviner/définir les ruses, les
exigences, les défis.