Bonjour les gens qui lisent ! Le Clavier Cannibale est de retour ! Aujourd'hui, si vous le voulez bien, nous allons commencer par un des meilleurs livres de la rentrée (sans doute) avec Achab (séquelles) de Pierre Senges (sûrement). En ce lundi encore d'août mais déjà terriblement septembrisien, penchons-nous à en tomber sur le dernier livre de Marie Cosnay !
Avec Cordelia la guerre, Marie Cosnay ne se contente pas d’offrir une
version moderne du Roi Lear de
Shakespeare et d’en faire un polar jouant avec la geste épique. Elle invente
surtout une narration très particulière, fondée sur une écriture qu’on pourrait
presque qualifier de dodécaphonique tant elle semble s’être affranchie de la
gamme grammaticale ordinaire. Il en résulte un point de vue à la fois
omniscient (quasi démiurgique) et totalement décalé (pulsation poétique), comme
une sorte de « distance impliquée » qui n’est pas sans rappeler le
récit pasolinien de Théorème.
En effet, dans le récit mis en
place – et sans cesse déplacé – par Cosnay, des forces indéterminées sont à
l’œuvre, soit qu’elles aient partie liées à des personnages ou des groupes
encore obscurs, soit qu’elles ressortent tout simplement d’instances
invisibles, magiques. Et dans la forêt des protagonistes qui peuplent le livre
s’agite parfois un on ou un nous qui dessine un collectif où le
lecteur a tout loisir de s’introduire. Mais revenons à l’écriture-cosnay, une
écriture syncopée qui ne cesse de perturber ses palpitations syntaxiques pour
mieux faire monter la fièvre qui s’est emparée de l’histoire/Histoire :
« Elle ne racontera pas, elle est fatiguée. Les gens lui jettent un coup d’œil, il semble qu’elle porte sur le visage une sévérité qui éloigne. Que ce soit clair. Sévère et agacée. Elle se lèverait (tremble de froid, n’a pas la force), pantominerait quelque chose de tout à fait grotesque et emporté qui dirait leur fait à ceux qui la regardent et à ceux qui ne la regardent pas. Tous également son dégueulasses. Mais la plus dégueulasse, c’est elle-même. Grimace à n’en plus finir. »
La phrase, on le voit ou plutôt
on l’éprouve, avance en faisant des écarts, elle se contracte puis se dilate,
forme comme des bulles (les parenthèses), puis allonge la foulée avant de se
contracter à nouveau, jusqu’à devenir quasi tronquée, nominale. Et ce qu’on
peut constater au niveau de la phrase est aussi vrai du récit dans ses
mouvements aheurtés, ses cadences croisées. C’est moins Le roi Lear qui est ici réécrit que les ressorts de la
tragédie : le fameux fatum sans cesse torpillée par l’entêtement humain.
On peut bien sûr s’attacher aux
trames de Cordelia la guerre –
conflit civil, trafic, jeux d’influence, révoltes, crues, explosions,
kidnapping, séquestrations, exécutions, revirements… – mais ce qui en constitue
la matière irradiante c’est bel et bien son écriture à la fois inquisitrice
(tout explorer, douter de tout) et extatique, puisqu’à tout instant l’enquête
policière se fond dans la vision, la pure perception, opérant ainsi un
renversement permanent dans la lecture, une apocalypse
discrète :
« La fille aux cheveux de feu nous quitte. Sur son visage, si pâle, un drap est posé. La terre, par poignées, on la jette sur elle. »
Cordelia la guerre est un livre éminemment inquiet – autant par sa
bouleversante théâtralité que par son entêtement poétique à sonder et faire
résonner tous les motifs. Profondément singulier parce que courageusement
pluriel, il risque de rendre risibles et vains nombre des livres qui paraissent
en cette rentrée.
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Marie Cosnay, Cordelia la guerre,
éditions de l’Ogre, 21 €