Cent seize Chinois et quelques, le premier roman de Thomas Heams-Ogus, commence, littéralement, par une entrée en matière : l’entrée de la matière, même, sous la forme d’une bille conditionnelle, déposée par l’imagination sur le socle d’une montagne située au cœur de l’Italie. La bille est de plomb, elle est noire mais avide de lumière et voici que soudain, sous l’effet d’une violence qui est à la fois un souffle et un déséquilibre, elle quitte son assise pour suivre une pente naturelle, et tel un œil encore clos entraîne notre regard d’homme sourd aux échos de l’histoire sur une déclivité, qui est vitesse et propulsion, mais aussi direction, tracé, périple, jusqu’en en un point on ne peut plus précis de l’histoire et de la géographie, au croisement oublié du 16 mai 1942 et du village d’Isola del San Sasso, dans les Abruzzes, en Italie.
Etrange commencement, en écriture autant qu’en matière, et qui a le double mérite, l’humilité jumelle, de nous prévenir : ici les choses vont se dire, d’elles-mêmes, dans la simplicité du milieu, du centre, nous y sommes déjà, voyez comme le temps du conditionnel est à la fois suave et cruel, roulement et pénétration, alors qu’importe la petite sphère de métal, sinon que son mouvement était une promesse plus qu’une menace.
Le fascisme aime les camps comme la peur les recoins. Et la bureaucratie est le mécanisme insidieusement articulé qui permet la création de ces poches où reléguer tous les indésirables : prisonniers politiques, Juifs, Tsiganes, etc. Quelle main armée d’une plume jugea bon un jour de rassembler la petite centaine de Chinois éparpillée dans la botte mussolinienne ? On ne sait. La même, sans doute, qui se crispe dans l’air ou devient poing quand elle se sent mordue par des fantômes que lui désignent un chef.
Thomas Heams-Ogus recrée l’espace et le temps dans lesquels évoluèrent, pendant quelques années, cent seize Chinois et quelques, parqués dans un sanctuaire entre 1941 et 1944. Que raconter, quand l’histoire écrite a presque tout effacé, quand les témoignages, rares ou épars, ne peuvent plus former trame. Le temps. Ses plis. L’impossible conjuration des heures, des minutes:
« On pourrait entasser ces événements par feuillets et produire un confortable petit carnet rempli d’anecdotes. On pourrait raconter cela jusque dans sa monotonie. Mais une journée de Chinois interné à Isola se dérobait au récit. »
Pour réanimer l’intime étincelle de vies en allées, l’auteur procède donc autrement que par dévidement anecdotique ou prolifération digressive. Usant de l’anaphore comme d’un ressort métronomique venant marquer un tempo plus sourd, plus secret, et du temps de l’imparfait comme d’un eau profonde dans laquelle, parfois, plonger le bâton alors tordu du passé simple, Heams-Ogus met au point non pas une rhétorique, mais une poétique. Quand il imagine la chute d’un Chinois épuisé qu’une Italienne vient secourir, ce n’est pas pour changer cette scène à la fois minérale et brûlante en boîte à soupirs, il ne cherche pas en extraire la vaine essence narrative ou romantique – non, plutôt pour dessiner l’arborescence de toute rencontre, tenter de saisir la stupeur niée qui jaillit du heurt de deux étrangetés. Se passe alors quelque chose d’essentiel, que seule l’écriture parvient à dire, à la lisière du poétique et du philosophique, en marge de toute exploitation romanesque :
« Se fit alors le choc de deux regards. Leurs deux visages furent soudain incroyablement proches. Les yeux de l’homme à terre, erratiques, parcourent la courbure de ses joues, la pulpe de ses lèvres, l’ombre de ses cheveux, ses cernes, ses rides naissantes, les veinules rougies dans ses yeux. Elle en fit autant. Ils se confièrent la responsabilité de leurs visages, et leur choix de ne pas s’éviter, d’accepter cet instant désarmé. »
« Ils se confièrent la responsabilité de leurs visages » : en huit mots, mille choses sont ainsi dites. Dès lors, l’écriture n’a de cesse de traquer l’échange, entre les êtres, mais aussi entre l’être et son environnement, elle interroge la matière, la poussière, le poids du soleil, l’aiguisé des ombres, le bruissement de l’ennui, l’irruption d’une note. Deux fois isolés, les Chinois d’Isola, reclus dans leur langue impénétrable, cantonnés dans les pierres d’une autre foi, deviennent, non plus ce virus que tente de circonscrire afin de mieux l’éradiquer le fascisme, mais une ligne de fuite par laquelle chacun, de l’Italien des Abruzzes au lecteur d’aujourd’hui, peut rejoindre ce plus petit dénominateur commun de l’humanité qu’est l’idée, fragile mais tenace, de survie.
Ces Chinois, qu’on «[n’]imaginait capables de rien sinon d’attendre », en viennent à réinventer le temps, le mouvement. Une intensité surgit en tout et partout, dans le vert de l’herbe, la toile du vêtement, la chaleur du dos exposé, les coups donnés par le vent, la pulpe des doigts. Par la marche, l’un s’extraie du nombre, redevient, vibre :
« Lui qui n’était jusque-là qu’un parmi, se découvrait ici et maintenant lui, se reléguant, se tenant à distance, sans colère mais sans faiblesse, de cette entité indéfinie qu’étaient les cent seize Chinois et quelques. Il était un, il était l’homme qui marchait sur ce plateau, soleil toujours dans le dos mais qui ne le réchauffait plus, ses sens renaissaient come les phénix des livres, chacun partait dans une direction, se projetait hors de lui pour y revenir, en ayant parlé au plateau, et chargé de lui. »
Ainsi, grâce à une physique des mouvements, et à une chimie des affects, l’auteur rend corps et voix, même au centre du silence, à cette tribu interlope dont personne ne sait que faire, pris entre « l’absurdité de leur assignation » et une « absurdité plus grand encore, celle de leur péril ». Déplaçant les repères du remarquable, Thomas Heames-Ogus, en jouant avec le temps faussement diffus du politique et le temps étrangement concret de l’infra-épique, donne à voir l’émergence d’un geste qu’au final il faut bien qualifier de révolte. Révolte dans la patience, la résistance, puis dans le retour « à l’abrasion du monde ». Se réinventer, enfin, par la fuite.
Histoire floue d’un presque ghetto, cartographie sensible d’exilés d’eux-mêmes, Cent seize Chinois et quelques, en 125 pages et trois actes, affirme discrètement combien la formation d’une poétique peut être l’une des plus justes conditions d’un récit de l’oublié. De ce livre, on pourrait dire ce que l’auteur dit de cette bille inaugurale, dire qu’il vient « effleurer une tentative de monde, et sa furie contenue », et qu’autour de lui « le flou de sa vitesse [laisse] place à un univers de précisions ».
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Thomas Heams-Ogus, Cent seize Chinois et quelques, Editions du Seuil, coll. Fiction & Cie, 15€