lundi 16 août 2010

Trois ponts de suspension: Maylis de Kerangal


Nous sommes en Californie, c’est-à-dire nulle part – là où convergent les forces, les faiblesses, et ceux qui s’y consacrent. Nous sommes à Coca, entre deux rives, dans l’attente d’un pont, qui soit passage, union, traversée – aventure. Et plutôt que de brasser les profondeurs ou de dissoudre les superficies, Maylis de Kerangal joue la carte de la tension, accordant les vibrations de sa phrase avec celles d’un ouvrage en devenir, d’une forme projetée : disons un pont, ou plutôt trois, l’un suspendu entre nature et culture, l’autre entre désir et plaisir, et le troisième entre passé et avenir. Naissance d’un pont, mais aussi, mais surtout naissance d’un récit, arraché à la tourbe, confronté au ciel, cherchant l’art dans la technique et la grâce dans le défi. La phrase est un tablier retenu par de labiles torons.

Les artisans-protagonistes de ce chantier sont ici, peu ou prou, des déracinés, tous, et ce qu’ils ont fui est un puissant moteur, un sombre répulsif qui les oblige à se réinventer à même l’élancement imaginé d’une forme nouvelle : like a bridge over troubled waters… Il y a Georges Diderot, maître d’œuvre, baptisé tel en souvenir des Lumières, sans doute, encyclopédique amant des terres à défricher, mi-Rimbaud mi-Lawrence d’Arabie, désormais chef d’un opéra possiblement fabuleux, et pour qui l’expérience intérieure est une déchirure – « et j’aime que ça déchire », dixit Diderot. Il y a le Chinois Mo Yun, extrait des terrils de Datong, aux plantes de pied cartographiques – « callosités et ridules y dessinent le planisphère » –, il y a Duane Fisher et Buddy Loo, faux jumeaux mais vrais sangs-mêlés, il y a Katherine Thoreau (on croise aussi un Ralp Waldo – car l’Amérique est affaire de pionniers, mais aussi de sauvages à la plume bucolique), Soren Cry, Sanche Cameron et l’incomparable Summer Diamantis, la fée du béton !

Et Maylis de Kerangal de nous parler, littéralement, du « concret(e) » — du béton qui n’est pas ce bloc laid qu’on croit, pas plus que le roman n’est cette masse figée qu’on imagine. C’est une question de cuisine, comme l’explique Summer à un moment :

(…) le béton est une cuisine très compliquée, tu sais, très, on pense toujours qu’il s’agit d’un matériau basique mais c’est une substance étonnante, joueuse (…) c’est long, c’est très long de trouver la bonne énonciation, celle à laquelle on va pouvoir tout demander, celle qui répondra aux souhaits de l’architecte, la bonne teinte, la bonne résistance au gel, au dégel, celle qui endurera des écarts de température (…)

En architecte fluide, l’auteur de Naissance d’un pont travaille avec une grâce non dénuée d’âpreté la dynamique de ces héros de passage, esquissant les rives douloureuses qu’ils ont quittées, décrivant l’équilibre des forces qui leur permettent d’enjamber la vie, testant la résistance de leurs affects. Vont-ils plier, rompre, s’élancer ? Cherchent-ils à joindre, disjoindre, se dissoudre entre ciel et terre ? Leur aventure, à égale distance du risque et de l’achèvement, est un moment de suspension inédit, où la notion d’intériorité se voit contrainte de passer l’épreuve hautement technique de la projection : le pont comme tension du réel, trait d’union entre l’hier du déni et l’inconnu du lendemain, équation aux termes en quête de réconciliation. Le pont, non comme métaphore, mais méta-forme, structure à hanter – passage.

Il y a le fleuve, il y a la forêt, les Indiens et les oiseaux – monde que vient balafrer, diviser, nier le pont. Car le pont est aussi poids d’ombre, menace, lame qui fend autant qu’elle soude, plongé dans les entrailles de la ville imaginaire qu’est Coca – et il faudra au démiurge Coca une autre balafre pour entendre la plainte de l’arrière-pays. Coca est une bolge antédiluvienne que lorgnent des diables d’entreprise, un humide paradis enlisé dans son histoire que l’ambition politico-urbaine rêve de changer en cité radieuse. Et même si on

« comprend mal comment des hommes aient pu songer à s’établir en contrebas d’un causse rouge si salement cabossé, dans le fond plat d’une vallée aux flancs asymétriques où descendaient à l’aube hyène et lynx aux incisives encore ensanglantées »

il n’est pas dit qu’il faille brader inconsciemment l’écosystème de ce god-forsaken place. Car Coca, Vineland à la dérive, à l’expansion bâclée, victime de sa propre sédimentation immobilière, en proie à une « mélancolie terreuse », s’ennuie et cherche dans les plis de l’eau, dans la liberté de son fleuve, le reflet rêvé de son possible essor. Ce sera le pont, et

« la seule présence de ce pont au cœur de Coca fera paraître la ville plus grande, plus ouverte et plus prospère – un simple jeu de proportions rapporté aux harmoniques de l’espace, la perception d’un franchissement plus que celle d’un point, une singularité optique. »

Le phrasé de Maylis de Kerangal – déjà parvenu à une belle maturité dans son précédent roman, Corniche Kennedy, livre tout entier habité par l’idée d’apesanteur et de grâce – explore encore plus avant les plis et replis d’une tension syntaxique, où lissé et râpé confrontent leurs tempos, d’où est souvent banni l’article dit défini, et qui semble recommencer au moment de finir. De longues séquences qui avancent en se fissurant, en se complexifiant, oscillant entre description intérieure et monologue extérieur, puis se cabrent, pirouettent et, hop, nouvel appui, amorce d’élan, le point est déjà virgule.

Naissance d’un pont, par la richesse sensible de son spectre technique, sa fluidité toujours parfaitement calibré, l’amplitude de sa portée et la générosité de ses « extrospections », réussit ce prodige d’être à la fois tension et dénouement, envol et achèvement. Tour à tour collectif et singulier, pictural et animal, le récit égrène espoirs, conflits, attentes, vire et volte au rythme de l’eau qui pulse et des corps qui ploient, brasse et distribue, voit et dit, mais surtout, prolonge les sensations, capte et ramifie ce qui chez Maylis de Kerangal permet aux agrégats les plus divers d’entrer en résonance pour devenir flux : la grâce, la grâce comme moteur, anima motrix, évidence enfin chantée.

Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, éd. Verticales, 18,90 euros

1 commentaire:

  1. Il n y' a pas mieux que le béton. J'adore! J'ai hate de lire Maylis de Kerangal.

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