jeudi 22 juillet 2010

Ferrari: La réponse à la question


La grande affaire du lecteur n’est peut-être pas tant de lire entre les lignes, mais plutôt dans les lignes – or, chez Ferrari, les lignes sont profondes, ce sont des marques, des rigoles, creusées tantôt dans la chair, tantôt dans le sol, toujours dans l’espace de la parole où s’est réfugiée la mémoire. Avec Où j’ai laissé mon âme, qui paraît ces jours-ci chez Actes Sud, il plonge les mains, en trois journées de l’année 1957, dans le magma maudit de deux consciences, celle du capitaine André Degorce et du lieutenant Horace Andreani, deux hommes confrontés à une question, la grande question de la guerre d’Algérie, celle dont avait su parler en son temps Henri Alleg, après avoir été « interrogé » dans la commune d’El-Biar.

Les deux protagonistes du magnifique poème déchiré de Ferrari se connaissent, ils ont connu l’abandon et l’humiliation à Diên Biên Phù , trois ans plus tôt, et le livre raconte, à sa façon fracturée, leur passage de l’état de victime à celui de bourreau. Surtout, il raconte leur délitement, et leur douloureuse difficulté à situer précisément le moment où ils ont laissé leur âme derrière eux.

Degorce, quelques années plus tôt, a connu lui aussi la torture, sous les poings de la Gestapo, il a survécu à Buchenwald, et renoncé à une carrière dans les mathématiques pour épouser la grande muette : le monde avait renoncé à la perfection, et aucune équation cristalline ne pouvait plus résoudre les conflits de l’univers – un tort restait à redresser, il fallait s’engager, et sans doute se salir, mais une frontière brouillée a été franchie et « il a fait entrer dans le monde tout ce qu’il voulait en chasser ».

Andreani, lui, qui dans le livre s’adresse à son capitaine, est déjà de l’autre côté. Il est celui qui, du fond des enfers, parle, parle à l’homme affamé par le Viêt Minh, au soldat confit dans la boue et l’attente, celui qui l’a aidé à revenir d’Indochine. Maintenant, ce sont eux les maîtres. Et leur guerre est celle des renseignements, qu’on doit obtenir coûte que coûte, dans une escalade d’horreur que plus personne ne songe même à justifier.

Degorce, Andreani : deux moments de conscience explosé, l’un résistant encore à l’absurde, mais sans espoir, se noyant inexorablement dans le puits (qui en arabe se dit el-biar) de l’inadmissible, se raccrochant à force de larmes sèches à quelque margelle éthique que tous piétinent ; l’autre avançant dans la nuit, en interpellant son mentor d’autrefois, en lui reprochant son attitude timorée devant la seule pratique susceptible selon lui de mettre fin à la sale guerre : la torture. Et ces deux hommes vont s’affronter ans s’affronter autour d’un prisonnier d’importance : Tahar.

Trois journées, donc – les, 27, 28 et 29 mars 1957 – auxquelles Ferrari assigne trois références à la Bible, dont il ne nous livre pas le texte en exergue, se contentant de ces trois mentions : Genèse, iv, 10 ; Matthieu, xxv, 41-43 ; Jean ii, 24-25 – comme si la parole sainte n’avait même pas droit de cité, de citation, au seuil franchi de cet enfer français en Algérie. Il nous faut donc aller les chercher, ces paroles, afin de voir quelle lumières elles ont laissé derrière elle, comme une âme, avant la dévoration par les ombres :

Genèse, iv, 10 — Dieu dit : Qu’as-tu fait ?

Matthieu, xxv, 41-43 — Ensuite il dira à ceux qui seront à gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais l’étranger, et vous ne m’avez pas recueilli…

Jean ii, 24-25 — Mais Jésus ne se fiait point à eux, parce qu’il les connaissait tous…

Bien sûr, ces trois moments sont dans le livre, tissés à même la prose de Jérôme Ferrari, et disent assez la réprobation intérieure que tentent de fuir les deux personnages, désormais aveugles, désormais convaincus que « le corps est un tombeau ». Et l’auteur de dire l’horreur et les plis de l’horreur, au sein d’une phrase en perpétuel déploiement, scandé par les « je m’en souviens très bien » d’Andreani et les aveux entre parenthèses et en italique de Degorce, un Degorce qui dira vers la fin :

Je suis un brouillard, une pourriture douceâtre qui s’insinue partout. C’est moi qui corromps les couleurs de la création. J’instille au monde mon venin et la beauté se détourne de moi.

Ferrari raconte ainsi le délitement de la beauté dans l’âme, quand celui qui, ayant été promu victime, s’invente sans s’en rendre compte bourreau, tous ses actes justifiés par l’injustifiable mépris de l’autre, avec pour se guider dans le labyrinthe de la conscience des mains si souillées de sang qu’il ne sait plus si c’est l’autre ou lui-même qu’il tourmente, avilit. L’écriture de Jérôme Ferrari, tel un tremblement qui ne tremble pas, en un flux de fureur contenue et d’effroi révélé, parvient à hanter et la chair dégradée des vaincus et la pensée crevée des démons dans un même geste ondulatoire, en lignes, on l’a dit, profondes, grâce à cette poétique du désastre que l’on avait pu déjà admirer dans son précédent roman Un dieu un animal.

L’honneur / l’horreur : tel est le bégaiement insupportable que donne à entendre Où j’ai laissé mon âme, poème du déni, du parjure – et de notre mémoire sale.

Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme, Actes Sud, 17 euros [sortie le 18 août 2010]