jeudi 31 juillet 2025

C'est déjà arrivé, et même plus tard: Pynchon à Singapour


Arthur Yap n’est pas connu en France. C’est un poète et peintre originaire de Singapour, né en 1943 et mort en 2006, auteur de plusieurs recueils de poèmes. Il a fait des études à Leeds, en Angleterre avant d’aller enseigner à Singapour. Un de ses recueils s’intitule The Leed Poems et est paru en 1977. Et c’est lui qui nous intéresse aujourd’hui, pour une raison bien précise. En effet, dans un poème intitulé justement « Common place » [lieu commun…], on trouve les vers suivants :
“everything has happened before / but there is nothing to compare it” [tout est déjà arrive / mais là ça n’a rien de comparable]
ainsi que ceux-ci:
“when night comes, it will come in neonlights. / when night comes, will it come in darkness / or will it bring its own light to a well-scrubbed day?” [“quand la nuit viendra, elle viendra en lumières de néon / quand la nuit viendra, est-ce qu’elle viendra dans l’obscurité / ou apportera-t-elle sa propre lumière dans un jour bien récuré ?]
Pour ceux qui ont lu L’arc-en-ciel de la gravité, de Thomas Pynchon, paru quatre ans plus tôt en 1973, ces phrases ont un air et un goût de déjà-lu. La première est un écho de l’incipit du roman de Pynchon :
« It has happened before, but there is nothing to compare it now.” [“C’est déjà arrivé, mais là ça n’a rien de semblable]
Les autres figurent, légèrement différentes, dans l’épisode 1 de la première partie, au tout début du roman :
“When it comes, will it come in darkness, or will it bring its own light?” [“Quand ça arrivera, est-ce que ce sera dans l’obscurité, ou est-ce que ça apportera sa propre lumière ? » ]
Quant au syntagme très particulier « well-scrubbed day » [un jour bien récuré], il se trouve à la page suivante :
« This well-scrubbed day ought to be no worse than any —" [“Ce jour bien récuré ne devrait pas être pire qu’un autre – »]
Le fait qu’un poète emprunte à un romancier des bribes de phrases pour les transformer en vers dans le cadre d’un poème, voilà une opération pour le moins inhabituelle – on s’attend plutôt à l’inverse, le romancier incorporant plus ou moins discrètement des vers anciens et exogènes. Ce qui est étonnant ici, c’est le fait que Yap aille puiser dans un roman aussi récent. Cela nous renseigne sur deux points : Qu’il existe des poètes qui lisent de la prose contemporaine ; que Pynchon écrit une prose qui parle aux poètes contemporains. À moins, bien sûr, d’envisager une autre hypothèse : Pynchon a lu les poèmes de Yap avant que ce dernier ne les écrive et a jugé bon de les incorporer dans son roman. Ça n’est encore jamais arrivé, et il n’y a rien de semblable à cela, même dans la nuit la mieux récurée qui soit.

[Et pour ceux que ça intéresse, il est plus que probable qu'on vous reparle ici prochainement de L'arc en ciel de la gravité de Pynchon…]

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