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L’imitation de Bartleby : En choisissant ce titre, l’auteur – Julien
Battesti – nous invite à songer à un autre livre, vieux de plus de cinq
siècles, L’imitation de Jésus-Christ,
qui exhortait ses lecteurs à mettre leurs pas dans ceux du fils de Dieu en
embrassant une vie ascétique, à l’écart du monde. En ce sens, on peut dire que le
personnage de Melville – Bartleby – incarne, à sa manière, un cas d’écartement
extrême, où le retrait s’accomplit par le refus de bouger plutôt que par la
volonté de se retirer. Bartleby est un être préférant
ne pas. En cela, peut-on lui envisager des imitateurs ? Le livre de
Battesti, je crois, préfère ne pas
aborder la question frontalement, et opte donc pour une approche sans doute
subtile, et plus conforme au modèle dont il recherche les avatars. C’est un
livre qui procède de façon interstitielle, afin de conserver sa légèreté et sa
liberté.
Au début du livre, le narrateur
est allongé sur le dos, « étendu à plat », et l’on pense bien sûr au Grégoire Samsa de Kafka et à son « dos aussi dur qu’une carapace ». Il faut
dire que le narrateur a choisi cette position pour des raisons thérapeutiques,
afin de soulager les douleurs que lui inflige une triple hernie discale. Cette « station »
horizontale, qu’il qualifie lui-même d’ascèse, il la rompt un jour pour se
livre à des recherches sur un livre mystérieux intitulé Exit, recherches qui
vont s’avérer stériles, mais qui auront pour conséquence, googlisme oblige, à
tomber sur une « association pour le droit de mourir dans la dignité » du nom de Exit.
Cette découverte l’amènera très vite à se pencher sur le cas de Michèle Causse,
cette écrivaine et traductrice qui opta pour le suicide assisté en 2010, le
jour de son anniversaire.
On le voit, le cheminement de la
pensée de Battesti, bien qu’en apparence capricieux, suit en réalité un itinéraire
très réfléchi, en dédoublant chacune de ses étapes. Le repos sur le dos se double
d’une dimension ascétique ; la femme qui lui parle du mystérieux livre s’appelle
Dolie, un mot qui en latin renvoie à la douleur, au chagrin ; le livre en
question s’intitule, on l’a dit, Exit,
et il est censé traiter de l’exode dans la monde moderne sous forme romancée ;
l’association qui œuvre pour le suicide assisté s’appelle Exit ; celle à
laquelle s’adressa Michèle Causse s’appelle, elle, Dignitas ; quant à l’écrivaine
féministe, qui souffrait d’ostéoporose et a passé les dernières années de sa
vie allongée, elle était également traductrice, entre autre de Bartleby, et ici le lecteur se
rappellera qu’à la fin de la nouvelle de Melville, le personnage de Bartleby gît
« recroquevillé au pied d’un mur, immobile, amaigri » (Battesti) – mort. Ascèce,
douleur, exode, dignité, et pour finir, stase.
Mais le livre de Battesti ne se
réduit pas un jeu de piste métaphorique ou philosophique, car, comme je l’ai
dit, il procède de façon interstitielle, par écarts et vagabondages, allant d’une
piste à l’autre sans jamais faire peser sur son propos le fardeau de la
démonstration. Son récit de la nouvelle de Melville, le portrait en pointillé
qu’il brosse de Michèle Causse, ses réflexions sur la théologie, sa théorie sur
la figure de Moïse dans Bartleby, le film éponyme de Ronet qu’il évoque, son voyage à
Zurich pour aller visiter l’association Dignitas : autant de « stations »
auxquelles il nous convie afin de nous rendre plus sensible sa démarche. Capable
de disséquer une vertu théologale autant que de commenter une fondue au fromage,
conjurant les ombres de Djuna Barnes comme celles de Deleuze, Battesti montre
avec ce livre qu’une pensée, pour peu qu’elle soit rhizomatique, est capable de
créer sa forme propre, une forme ouverte, organique, généreuse et accueillante,
et toujours surprenante.
_________________________
Julien Battesti, L’imitation de
Bartleby, éd. Gallimard, Coll. L’Infini, 12 €