mardi 15 novembre 2016

L'assiette fêlée de la traduction

Dans mon précédent post, je citais un peu vite l'incipit de la nouvelle de Fitzgerald, "La Fêlure", en donnant la traduction suivante, signée Dominique Aury :
"Toute vie est bien entendu un processus de démolition."
Pour Marc Chénetier, qui a retraduit Fitzgerald pour La Pléiade, il s'agit là d'un "contresens institutionnalisé" par le temps. En anglais, l'expression est la suivante: "a process of breaking down", ce qui pour Chénetier n'est donc pas "transitif et tourné vers le dehors comme l'impliquerait 'démolition' mais interne, intime". Voici d'ailleurs la traduction qu'il propose:
"Toute vie, bien sûr, au fil du temps, se délabre".

Effectivement, "processus de démolition" pourrait laisser entendre que la vie est une action consistant à démolir "autre chose" qu'elle-même. Mais ce qui est intéressant à noter, c'est que, dans le cas de Fitzgerald, vu le contexte-Fitzgerald, on lit cette formule, presque instinctivement, au sens passif, et qu'on comprend tout de suite qu'il s'agit d'une "auto-démolition". De même, on pourrait très bien imaginer qu'en anglais, le processus consistant à démanteler – " to break down" – s'applique à un élément extérieur, non spécifié, même si, là encore, on comprend que ce qui va faire l'objet d'un "démantèlement", ce sera la force agissant elle-même, la vie.

C'est peut-être le propre d'une fêlure – du fameux "crack-up" – que de rendre impalpable et indécidable la frontière entre l'actif et le passif, comme si une fêlure était un phénomène inhérent à la chose fêlée, comme si la fêlure – béance en devenir, ligne de partage, signature intérieure accédant à la surface… – était à la fois de l'ordre du catastrophique, renvoyant à un défaut, une faille, un échec (on subit la fêlure) et un mécanisme révélateur, dans la mesure où la fêlure, parce qu'elle traverse la matière-vie, met en relief si l'on peut dire ses parties constituantes, ou plutôt les crée, les isole et les distingue, rappelant combien est illusoire la pseudo-cohérence du je. La fêlure ne se contente pas de menacer l'intégrité: elle fabrique aussi du multiple. Elle est, en outre, mouvement.

Alors? Démantèlement? Délabrement? Démolition? Quel que soit le sens dans lequel on le brosse, il n'est pas interdit de penser que la traduction est, à sa façon, une fêlure, un processus permettant de séparer deux états de la matière textuelle, avec d'un côté, avant si l'on veut, un texte entier, mais seulement en apparence, et après, dès l'intervention de la traduction, un texte secrètement fêlé, dans lequel l'on peut lire l'ancien et le nouveau, ainsi que le processus de dédoublement. La traduction pourrait donc être considérée comme une cassure pratiquée dans le texte afin d'en révéler et prolonger la vie organique, donc fragile. Le texte ne peut faire l'expérience de la fêlure que s'il est manipulé, s'il accepte de continuer après la rupture.

Tout texte, bien entendu – bien sûr – au fil du temps – est un processus de traduction – se traduit.

2 commentaires:

  1. La question est: un traducteur a le droit d'améliorer le texte original? Parce que "Toute vie, bien sûr, au fil du temps, se délabre", est une banalité qui n'invite pas à continuer la lecture, alors que "Toute vie est bien entendu un processus de démolition" est un début-coup-de-poing qui accroche le lecteur tout de suite.

    (Sur "The crack-up" de Fitzgerald a écrit un excellent texte Cioran dans "Exercices d'admiration").

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  2. Tout traducteur, bien entendu – bien sûr – au fil du temps – devient un fêlé violet.

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