mardi 5 janvier 2010

Légendes de Choir

Fabricant de fables depuis plus de vingt ans, Eric Chevillard a fini par pondre une île dont il prend plaisir à retarder sans cesse l’éclosion, une île qui s’appelle Choir, que Beckett aurait pu peupler si Michaux ne l’avait au préalable ravagée. Cette île, maudite, rude et aride, est en outre abandonnée de Dieu, pardon, d’Ilinuk, dont le prophète Yoakam vante l’improbable retour. Sur ce bancal lopin, la frustration est ce qui se rapproche le plus de la félicité, c’est pour dire. Le bourreau Toquebœuf remet de l’ordre dans les cervelles à coups de gourdin et chacun vomit sa bile dans un puits où sont déversées des éponges. Plus swiftien que jamais, Chevillard puise dans la glaise velue des Choireux (je ne garantis pas ce gentilé) pour mieux qu’exulte, pardon, qu’éructe le corps souffrant de notre langue, langue que nous espérons malléable vu ce qu’elle endure au passage de notre gorge-forge. Ici, malgré une désespérance érigée en philosophie, tout n’est que musique, et Chevillard, en athlète sonore sensible aux réverbérations les plus forcenées, en rogue chantre des empoignades, lâche la bride à la glotte :

« Sinon déchoir ! Descendre plus bas que Choir, creuser sous Choir, par le fossé par le fond par le gouffre ou l’abîme par l’abjection l’ignominie par en dessous quitter Choir, chuter encore, choir plus bas que Choir ! »

D’où vient la langue de Chevillard ? De Michaux, entend-on souvent répondre. De plus loin, assurément. De Rabelais, sans le moindre brimborion de doute, de Cyrano de Bergerac, sous influence lunaire, de Voltaire, zadiguement parlant, mais aussi, parfois, de Lautréamont, dont les poux et les ongles ne dépareilleraient pas dans la géocratie de Choir.

Chevillard écrit avec une espèce de rage tribale, en renvoyant le presque humain à ses balbutiements, en dressant le frère de l’adjectif contre le frère de l’épithète, et il lui arrive souvent de castrer violemment la syntaxe, d’une virgule affûtée, et si possible rouillée, afin d’éviter toute cicatrisation présomptueuse. C’est, évidemment, jubilatoire, et le hoquètement diastole/systole qu’il imprime à la phrase fait de la lecture de Choir une caracole hilarante. Il y a chez Chevillard une fascination pour la propension humaine à la crasse complaisance, un goût quasi sadique pour son épinglage. Chevillard tord ses habitants, leur pince la joue jusqu’au sang, puis écoute leurs grandiloquentes quérimonies, qu’il foule aussitôt en ricanant.

Car une des pierres d'achoppement est l'entêtement et son revers, le renoncement, avec, en sous-tasse, la vanité des vanités. Oui, l'homme est un lacet cassé pour l'homme, et Choir se veut le cantique des gamelles, l'épopée des crocs-en-jambes. La rage se réfugie souvent dans la salive et la salive dans l'invective; les agressions tournent au vinaigre; ici, on veut dompter, contrarier, diluer – on est servis au-delà de des désespoirs. La faune est vicieuse, la flore inepte, la roche retorse: Choir, c'est tous les jours. Alors, évidemment, la petite tribu bougonne guette un miracle, une intervention, et, tel E.T., regarde son doigt curer le nez vide d'un dieu absent. Même faire table rase semble voué à l'échec sur cet îlot instable.

Mais que fait le démiurge? Il arrivera, n'en doutez pas. Chevillard a plus d'un vaisseau païen dans sa manche. Mais, las, nous sommes engeance, cela est prouvé.

Oui, Chevillard est un peau-rouge frappadingue et rimbaldien qui nous cloue nus à ses poteaux chamaniques. Magie noire? Oui, mais qui a dit que l’encre était l’apanage du seul poulpe ?

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Eric Chevillard, Choir, éditions de Minuit, 19€

1 commentaire:

  1. Impression, à vous lire, que Choir prolonge en beauté le discret virage amorcé par Sans l'orang-outan (que j'ai adoré).
    (Et ces chutes de Denis Darzacq !)

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