Dans Le Dixième Homme, dès les premières pages, il semble que l’existence – et les menaces qui pèsent sur elle – requiert ce qu’il convient d’appeler simplement, et ce littéralement, une « lecture ». Les prisonniers éprouvent un besoin vital de lire l’heure à leur montre. Quand l’un d’eux s’aperçoit qu’il a oublié de remonter sa montre, c’est un véritable drame. Il a perdu la clé du temps, or le temps était la seule chose qu’il possédait encore, du fait qu’il pouvait encore le mesurer. Et lorsque les prisonniers vont devoir décider lesquels d’entre eux vont être fusillés, ils recourent à un tirage au sort – mais bien sûr, il leur est impossible de « lire » la croix dessinée sur le papier qu’ils vont tirer. Par la suite, c’est par l’écrit – l’acte de donation – que Chavel va sauver sa vie. Puis Chavel peut devenir un autre – Charlot – parce que le gardien de la prison lui a remis un bout de papier portant ce nom.
L’importance des signes prend d’autres aspects, et le monde devient pour Chavel l’équivalent d’une page qu’il ne doit plus signer de son vrai nom sous peine d’être démasqué :
« […] c’était comme si, bien qu’aucun être humain ne prononçât son nom, chaque panneau aux croisements allait le trahir ; les semelles de ses chaussures signaient son nom sur la marge de la route, et les planches du pont qui enjambait la rivière émettaient une note personnelle sous ses pas qui lui paraissait aussi reconnaissable qu’un accent ».
Il manque se trahir en signant une liste de commissions : « il n’y avait quasiment aucune différence entre sa signature actuelle et celle figurant au bas de l’acte de donation ». Certains bruits sont également à déchiffrer :
« Les marches grinçaient sous ses pieds, mais à la différence de ses pas vers Brinac, elles ne voulaient rien dire ; elles étaient de nouveau hiéroglyphes que personne n’avait appris à déchiffrer. »
Même le col d’une chemise est assimilé à un « papyrus ». Quant à l’église de Brinac, la vision qu’en a Chavel/Charlot parle d’elle-même :
« […] il pouvait voir la laide église de briques rouges, dressée comme un point d’exclamation vers le ciel, achevant une phrase qu’il ne pouvait déchiffrer d’ici. »
Et quand Chavel et Thérèse marchent sur la route qui mène à Brinac, on assiste à l’équivalent d’une conversation : « Ses pieds à lui avançaient inexorablement telle la plaidoirie d’un avocat ; les pas de la jeune femme, eux, étaient irréguliers comme une succession d’interjections »
Enfin, bien sûr, les noms mêmes ont leur importance, puisque cesser d’être Chavel pour devenir Charlot se révèle vital. D’ailleurs, au moment de mourir, Chavel/Charlot ne parviendra pas à signer son nom en entier, et laissera au bas du document qu’il signe un simple « Ch… ». Une sorte de « chut » inachevé, unique garant du silence qui sied à la mort et au repos d’une conscience.
En fait, en échangeant sa vie contre une autre, et en changeant d’identité, Chavel fait du monde un livre truqué, dont il convient de déchiffrer les signes inversés. Ce qui atteste de son identité est désormais une menace ; en désignant la chose, le mot devient dangereux. Tout est devenu affaire d’interprétation.
Comme souvent chez Greene, la perte d’identité (volontaire comme ici, ou accidentelle comme dans Le Ministère de la peur) semble pointer vers une duplicité existentielle. Nous ne sommes que celui que nous acceptons d’être en fonction des autres. A nous d’en faire une force ou une faiblesse. Et bien sûr, la figure de l’espion exprimera chez Greene la gestion idéale de cette double personnalité. Se faire passer pour est le meilleur moyen de passer à travers les mailles d’autrui.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire