Ce qu’il y a de remarquable, dans la façon dont se déroule l’intrigue du Troisième Homme, c’est moins le mystère entourant la « mort » de Harry Lime que le système narratif mis en place par Greene, petit chef-d’œuvre de dédoublement. En effet le récit est fait à la première personne par un certain Calloway, que Rollo Martins appelle une fois sur deux Callaghan, récit centré autour du récit que fait Rollo Martins à Calloway, un Rollo Martins qui lui-même semble avoir deux personnalités, l’une désignée par Rollo, l’autre par Martins, et qui, pour comble, signe ses livres du pseudonyme Buck Dexter, ce qui lui vaut d’être pris pour un autre écrivain du nom de Benjamin Dexter. Tout le monde suit?
On a donc droit à un changement de perspective permanent, et souvent inattendu, comme si une caméra centrée sur Rollo Martins reculait, nous arrachant au récit pour nous montrer Calloway de dos écoutant Rollo débiter son récit. Deux temps se chevauchent ainsi, avec des décrochements incessants qui neutralisent ou accentuent le suspense, mettant sans cesse en doute ce que nous lisons : ce à quoi nous assistons est en réalité un récit rapporté. Et comme pour insister sur cette supercherie diégétique, Greene place au centre de ce court roman une scène emblématique : Rollo, auteur populaire d’ouvrages, doit jouer le rôle d’un auteur sérieux de littérature, au cours d’une rencontre littéraire organisée par Crabbin (qu’on ne confondra pas avec un autre personnage du nom de Harbin !), reproduisant ainsi la position de Greene qui pendant longtemps divisa son œuvre en romans d’entertainment et romans sérieux.
Mais la mise en abyme ne s’arrête pas là, comme on va le voir.
Le jeu des masques continue : On demande à Martins/Dexter quel auteur a eu le plus d’influence sur lui, et il répond Grey (pour Zane Grey, célèbre auteur de westerns) mais Crabbin explique au public qu’il veut parler en réalité de Gray (pour Thomas Gray, un poète anglais du XVIIIe siècle). Comme Rollo le corrige et explique qu’il parle bien de Zane et non de Thomas, Crabbin explique au public que c’est une blague de Rollo, car Zane Grey est un auteur de westerns, un « amuseur public », ce qui agace prodigieusement Rollo, qui lui adule Zane Grey.
La mise en abyme devient alors vertigineuse : Rollo, à qui on demande le titre du roman sur lequel il travaille actuellement, répond ceci : Le Troisième Homme.
Quant au personnage du Dr Winkler, on notera que Rollo s’ingénie à l’appeler « Winkle » et non Winkler – en anglais, « winkle », c’est le bigorneau – rien de très flatteur, donc. Ajoutons, comme si ça ne suffisait pas, qu’il est fait mention au chapitre d’un « Mr Schmidt » (un assistant de Crabbin) alors que la petite amie de Lime s’appelle Anna Schmidt… Bref, c’est un véritable carnaval, une danse des masques, un jeu de chaises musicales – un roman-valse à trois temps.
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