mercredi 8 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (9)


ÉPISODE 9 – TOUS AUX ENFERS ! – 

On peut lire, bien sûr, Le Troisième Homme, comme un roman d’espionnage dans l’immédiat après-guerre, voire même comme un texte destiné à servir de base à un scénario en vue d’un film à venir. Mais on peut aussi le lire comme une réécriture assez flagrante du mythe d’Orphée et Eurydice, au sous-texte homosexuel. Rappelons d’ailleurs qu’à la première lecture du script, le producteur américain Selznic, ne comprenant pas pourquoi, après avoir appris la mort de Lime, Rollo ne rentre pas tout bonnement chez lui, avait déclaré à un Reed et un Greene médusés : « What’s all this buggery ? » – autrement dit : « C’est quoi cette histoire de pédés ? »

De quoi parle Le Troisième Homme ? D’un couple, composé de deux hommes (Martins Rollo et Harry Lime) liés depuis toujours par un amour apparemment indestructible. Un couple qui n’est pas sans rappeler celui de Deux hommes en un, composé, lui, du jeune Francis Andrews et du contrebandier Carlyon. Et comme dans ce précédent roman, l’homme aimé – admiré ! – doit mourir. Et bien sûr, l’amant délaissé n’a qu’une envie : aller rechercher aux enfers l’être perdu. Ici, les enfers, c’est Vienne, et plus particulièrement les égouts de Vienne, dans lesquels Rollo s’aventure pour retrouver Lime. Ironiquement, les rôles semblent inversés par rapport au mythe d’Orphée et Eurydice, ou du moins viciés : Rollo n’est pas un poète doté d’une lyre, mais un simple écrivain de westerns, et ce n’est pas lui qui chante, mais Lime, lequel siffle un air entêtant (et l’ironie veut que dans le film de Carol Reed, l’instrument choisi pour jouer l’air de Lime soit une cithare, cithare qui remonte à la Grèce antique et est proche de… la lyre). 

Chez Greene, mourir et trahir semblent souvent indissociables, et on assiste toujours à ce moment éminemment tragique où l’homme trahi est amené à tester les limites de son amour. C’est à lui seul de décider si en trahissant, l’être aimé a démérité de l’amour du trahi. A lui seul qu’échoit le droit et d’en décider et d’éliminer le traître. Ici, donc, Orphée tue Eurydice, exactement comme dans le mythe, au moment même où Lime/Eurydice s’apprête à sortir des enfers/égouts. Car c’est bien ainsi que Greene nous décrit les égouts de Vienne :
« Quel monde étrange et inconnu de nous gît sous nos pieds ; nous vivons au-dessus d’un monde de cavernes, de chutes d’eau et de cours d’eau tumultueux, avec des marées comme dans le monde au-dessus. »
Greene, bien sûr, ne cite pas le fameux mythe grec, il préfère nous envoyer sur une autre piste en comparant les égouts au mythique pays d’Ophir, et plus précisément au monde souterrain tel que l’a immortalisé le roman de Ridder-Haggard, Allan Quatermain et les mines du roi Salomon.

Greene : « Si vous avez déjà lu les aventures d’Allan Quatermain et les récits de ses voyages sur le fleuve souterrain qui mène à la cité de Milosis, vous pourrez vous représenter la scène du dernier combat livré par Lime. »
Ridder-Haggard : « Un tournant de la rivière révèle enfin la ville de Milosis […] la merveille et la gloire de Milosis, c’est l’escalier du palais […]. »

Or c’est précisément sur cet escalier que meurt Lime… Tout ça est typique de Greene. Au lieu de nous renvoyer directement au mythe d’Orphée et d’Eurydice, qui aurait l’inconvénient d’insister un peu trop sur la dimension homosexuelle latente de la relation Rollo/Lime, il préfère nous donner, comme filtre de lecture, un roman d’aventures, roman qui a le mérite d’être lié à l’enfance – on a vu dans un post précédent combien Greene attache d’importance aux lectures d’enfance, profondément fondatrice.

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