mardi 7 octobre 2025

GRAHAM GRENE / LE TROISIÈME HOMME / JOURNAL DE TRADUCTION (6)


Épisode 6 – UNE VALSE À DEUX NOMS 

Ce qu’il y a de remarquable, dans la façon dont se déroule l’intrigue du Troisième Homme, c’est moins le mystère entourant la « mort » de Harry Lime que le système narratif mis en place par Greene, petit chef-d’œuvre de dédoublement. En effet le récit est fait à la première personne par un certain Calloway, que Rollo Martins appelle une fois sur deux Callaghan, récit centré autour du récit que fait Rollo Martins à Calloway, un Rollo Martins qui lui-même semble avoir deux personnalités, l’une désignée par Rollo, l’autre par Martins, et qui, pour comble, signe ses livres du pseudonyme Buck Dexter, ce qui lui vaut d’être pris pour un autre écrivain du nom de Benjamin Dexter. Tout le monde suit?

On a donc droit à un changement de perspective permanent, et souvent inattendu, comme si une caméra centrée sur Rollo Martins reculait, nous arrachant au récit pour nous montrer Calloway de dos écoutant Rollo débiter son récit. Deux temps se chevauchent ainsi, avec des décrochements incessants qui neutralisent ou accentuent le suspense, mettant sans cesse en doute ce que nous lisons : ce à quoi nous assistons est en réalité un récit rapporté. Et comme pour insister sur cette supercherie diégétique, Greene place au centre de ce court roman une scène emblématique : Rollo, auteur populaire d’ouvrages, doit jouer le rôle d’un auteur sérieux de littérature, au cours d’une rencontre littéraire organisée par Crabbin (qu’on ne confondra pas avec un autre personnage du nom de Harbin !), reproduisant ainsi la position de Greene qui pendant longtemps divisa son œuvre en romans d’entertainment et romans sérieux.

Mais la mise en abyme ne s’arrête pas là, comme on va le voir. Le jeu des masques continue : On demande à Martins/Dexter quel auteur a eu le plus d’influence sur lui, et il répond Grey (pour Zane Grey, célèbre auteur de westerns) mais Crabbin explique au public qu’il veut parler en réalité de Gray (pour Thomas Gray, un poète anglais du XVIIIe siècle). Comme Rollo le corrige et explique qu’il parle bien de Zane et non de Thomas, Crabbin explique au public que c’est une blague de Rollo, car Zane Grey est un auteur de westerns, un « amuseur public », ce qui agace prodigieusement Rollo, qui lui adule Zane Grey. La mise en abyme devient alors vertigineuse : Rollo, à qui on demande le titre du roman sur lequel il travaille actuellement, répond ceci : Le Troisième Homme.

Quant au personnage du Dr Winkler, on notera que Rollo s’ingénie à l’appeler « Winkle » et non Winkler – en anglais, « winkle », c’est le bigorneau – rien de très flatteur, donc. Ajoutons, comme si ça ne suffisait pas, qu’il est fait mention au chapitre d’un « Mr Schmidt » (un assistant de Crabbin) alors que la petite amie de Lime s’appelle Anna Schmidt… Bref, c’est un véritable carnaval, une danse des masques, un jeu de chaises musicales – un roman-valse à trois temps.

lundi 6 octobre 2025

Julien d'Abrigeon: Des milliers de chutes dans l'air


On suit depuis longtemps le travail de Julien d'Abrigeon, de loin en loin pourrait-on dire, intrigué par sa façon de travailler les formes, séduit par son écriture à la fois fluide et retorse (les deux ne sont pas incompatibles, heureusement). Mais rien ne nous préparait à Qui tombe des étoiles, ce furieux kaléidoscope narratif qui explore moins la figure de la chute que les paramètres (tenaces abscisses et fascinantes ordonnées) conditionnant sa possibilité. Car qui dit chute, dit élan, élancement, trajectoire, volonté d'envol – mais aussi désir d'espace, rêve d'émancipation, folie des hauteurs, peur du terre-à-terre. Encore fallait-il parvenir à organiser, ou plutôt orchestrer toute une galaxie de récits-destins, faire de cette foule de champions du grand plongeon une matière à la fois suffisamment dense et volatile pour qu'un livre susceptible d'accueillir tous ces improbables Icare échappe au piège de la recension pour devenir une formidable machine. 

Rares sont les écrivains capables d'assimiler des fourmilières de faits sans que ces derniers rongent et sapent les bases de leur entreprise. D'Abrigeon en fait de toute évidence partie, tant sa maîtrise de l'immense documentation qu'il a accumulée lui permet non d'en faire étalage mais constellation. Sa méthode: commencer toujours au milieu des choses, reprendre sans cesse le fil là où il semble prêt à rompre, se livrer à un patient travail de tisserand, lui permettant d'entrelacer sans les emmêler divers fils narratifs dont il faudrait ici décliner les inquiétantes et passionnantes vibrations: la vie amoureuse de Nicolas de Staël, le rêve d'espace de Christa McAuliffe, l'envolée fatale d'Ewa Wisnierska, la langue universelle de Barès, le saut mis en scène d'Yves Klein, les voltes aériennes d'Adolphe Pégoud, des Russes qui tombent de haut, comme poussés par la main invisible du pouvoir, le vieux Charles Kane dévalant la neige de l'enfance, les délires financiers d'Elizabeth Holmes, les dévissements d'Edlinger…

Vladimir Velickovic (1935-2019), Trois états du saut, 1975

Des hommes qui tombent, des femmes qui montent, des centaines de façon d'appréhender le vide, de tutoyer les étoiles, de se croire invincible, de vouloir inverser les diktats des boussoles, de frôler la mort autant que la vie, de s'échapper, de s'affirmer, d'exploser en vol. La vaste tribu des trébuchés de la vie, jamais figée, suivie dans ses voltes et ses écarts. Qui tombe des étoiles aurait pu être un fastidieux catalogue d'impressionnantes gamelles – il n'en est rien: D'Abrigeon est parti à la conquête d'un espace narratif encore inexploré et a su non pas tresser artificiellement mais mettre en résonance organique les nombreux fatum de ses protagonistes: toute l'intelligence de son livre est de ne jamais rabattre les trajectoires ici déployées en démonstrations de chute. Ici, l'implacable loi de la gravité devient un moteur diégétique aussi implacable que surprenant, permettant à l'écriture à la fois rigoureuse et décomplexée de l'auteur de tout brasser, analyser, déplier, laisser en suspens, décliner. 

Un livre qui ne cesse de recommencer, à chaque page, comme si sa nécessité exigeait et conditionnait sa perpétuelle renaissance, tout entier dédié aux mouvements paraboliques de ses récits, afin que la mosaïque ici sublimée accède, à force de rêves et de catastrophes, à un statut quasiment symphonique (d'obédience dodécaphonique, tant qu'à faire). Et se change, subtilement, en fresque fabuleuse. 

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Julien d'Abrigeon, Qui tombe des étoiles, Le Quartanier, 20€

dimanche 5 octobre 2025

Graham Greene, Le Troisième Homme / Episode 4


• EPISODE 4 – UNE GRANDE ROUE, UNE SEULE, VRAIMENT ?

La présence d’une Grande Roue dans le roman de Graham Greene ne peut que nous interpeller. Pourquoi ? Eh bien, tout simplement parce qu’une autre Grande Roue possède elle aussi ses lettres de noblesse: elle figure (et joue un rôle capital) dans "Au-dessous du Volcan" de Malcolm Lowry. Il revient d’ailleurs à Patrick Deville d’avoir relevé cet effet miroir dans son roman "Viva", roman dans lequel il relate un voyage de Greene au Mexique en 1937. Trois ans séparent la parution d’"Au-dessous du Volcan" du "Troisième Homme". Le voyage de Lowry à Cuarnavaca remonte à novembre 1936, et celui de Greene au Mexique à 1937. Les ponts entre Lowry et Greene seraient évidemment intéressants à souligner (Mexique, alcool, culpabilité – ici parallèle entre le consul de Lowry et le Jésuite renégat, le « whiskey priest » de "La Puissance et la Gloire"…).

Mais revenons à notre roue. Elle trône au centre du Prater et semble, dans cette ville dévastée par les bombardements qu’est Vienne au sortir de la guerre, la seule éminence d’où contempler le désastre humain. Et pourtant, elle tourne ! Et c’est parce qu’elle tourne, comme la planète, qu’elle est le seul endroit où la vérité peut être dite. C’est dans une nacelle suspendue au-dessus du vide que Lime peut enfin montrer son vrai visage et comparer ses semblables à des fourmis qu’il serait si facile d’exterminer depuis ces hauteurs. Comme si Lime était un dieu de colère ? A moins de voir dans sa position celle des pilotes qui bombardèrent sans état d’âme des villes entières grouillantes de civils. (Il est à noter qu’il existe une nouvelle de Ray Bradbury, intitulé « The Black Ferris », publié dans la revue Weird Tales en 1948. Une roue qui effectue vingt-cinq rotations et dont les passagers redescendent changés, quand ils en redescendent…)

Celle dont parle Greene est à peine moins dangereuse. Elle faisait à l’origine 65 mètres de haut et comportait trente nacelles et était devenu, après la démolition de la Grande Roue de Paris (96 mètres de haut, la plus grande du monde. Mais elle brûla en 1944, et celle que décrit Greene est la roue reconstruite l’année d’après, dotée de quinze nacelles. Mais surtout, elle sert de contrepoint symbolique aux égouts où mourra Lime. S’élevant au-dessus de l’humanité, Lime se sent tout-puissant ; réfugié sous terre, il ne peut que patauger dans une eau charriant des débris. La roue a tourné pour lui, et il se voit contraint de quitter l’empyrée pour errer aux enfers. Un Dédale méprisant devenu un Eurydice traqué…

samedi 4 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (3)


EPISODE 3 – C’EST UN PEU KURTZ ! – 

 La présence dans "Le Troisième Homme" d’un personnage dénommé Kurtz est révélatrice. Son nom est bien sûr emprunté au roman "Au cœur des ténèbres", écrit par Conrad sous l’influence de Robert Louis Stevenson. Mais reprenons le fil. Greene a dit que si les deux romans qu’il a publiés après "The Man Within" avaient été des échecs commerciaux, c’était dû en partie à la « trop grande et trop désastreuse influence » qu’exerçait alors sur lui l’œuvre de Conrad, à tel point que Greene fit le vœu de ne jamais relire un seul roman de Conrad, vœu qu’il tint pendant un quart de siècle. Cette influence se fera pourtant ressentir avec l’ombre prégnante de "L’agent secret" de Conrad sur le "It’s a battlefield" de Greene.

Il se trouve également qu’une des grandes influences de Conrad était l’œuvre (et la vie, sans doute) de Robert Louis Stevenson, lequel se trouve être un lointain parent de… Graham Greene, puisque la mère de ce dernier, Marion, était cousine issue de germains de RL Stevenson, un auteur que Greene adulait également. Se dégage ainsi une troublante parenté/lignée allant de Stevenson à Greene en passant par Conrad.

Et Kurtz dans tout ça ? Chez Conrad, c’est un personnage inquiétant, qui passe de simple pion impérialiste à tyran sanguinaire, avec pour dernier souhait celui d’« exterminer toutes les brutes ». A son sujet, le Marlowe de Conrad se pose cette question : « Tout lui appartenait, mais l’important, c’était de savoir à quoi il appartenait lui, et combien de puissances ténébreuses pouvaient revendiquer leurs droits sur lui. » On pourrait presque se poser la même question au sujet de Greene, non ?

vendredi 3 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (2)

 


• EPISODE 2 – VOIR DOUBLE, DIRE TRIPLE.

Dans Le Troisième Homme – comme très souvent chez Greene – le dédoublement est une première nature. Le récit en soit est double : Il est raconté à la première personne par Calloway, mais celui-ci ne fait globalement que rapporter le récit que lui fait Rollo Martins. Quant à ce dernier, il se dédouble, comme s’il était composé de deux personnalités différentes, d’un côté Martins, un homme pondéré, de l’autre Rollo, un coureur irascible. Mais en plus d’être double, Rollo Martins, à la faveur d’un malentendu, se fait passer pour un autre, un écrivain du nom de Benjamin Dexter (Rollo écrit quant à lui des westerns qu’il signe du nom de Buck Dexter).

Le cas de Harry Lime relève lui aussi d’un troublant jumelage : il y a Lime mort et Lime vivant ; Lime l’ami et Lime le trafiquant. La ville elle-même est deux fois double, puisque divisée en quatre zones. Les versions de l’accident dont aurait été victime Lime sont, bien sûr, contradictoires – comme le dit le colonel Cooler à un moment : dès qu’il y a accident, personne ne parvient à jointoyer l’avant de l’après, et chacun voit une scène différente. Mais comme si cette troublante binarité, qui infuse chaque chapitre, ne suffisait pas, Graham Greene, en algébriste-équilibriste, s’ingénie à reporter notre attention sur une triade, un trio. Y avait-il deux ou trois hommes lors de la mort de Lime ?

On se rappelle que le premier roman publié par Greene s’appelait The Man Within – traduit une première fois sous le titre L’homme et lui-même, puis, par mes soins, sous le titre Deux hommes en un. On sait aussi que Greene a écrit une novella intitulée Le Dixième Homme, que j’ai également traduite et qui figure à la suite de notre édition du Troisième Homme. Ce perpétuel flottement dans le décompte des hommes en dit long sur la réflexion menée astucieusement par Greene sur la notion de « duplicité ».

Dès la petite enfance, Greene a vécu dans un monde double (cf. mes précédents posts), s’étant longtemps vécu lui-même comme un « agent double » – mais qui dit agent double, dit un agent au service de deux « causes » en alternance, autrement dit trahissant deux autorités, et par conséquent se trahissant lui-même en apparence – car intérieurement, nulle trahison : intérieurement c’est un jeu, un jeu qui se moque des fidélités, de la partition bon/méchant, de l’hypocrisie morale. Le but ultime est peut-être d’échapper autant à soi-même qu’aux autres. Au prix d’un équilibre forcément instable. Le masque, ici en l’occurrence, sert à cacher un autre masque, autrement dit à dissimuler le fait qu’on avance masqué. Il y a Graham et il y a Greene, comme il y a Rollo et Martins, et non juste Rollo Martins, Graham Greene. (Quant à Harry Lime, il porte un nom bien étrange, puisqu’en anglais lime désigne le citron vert – et que vert, en anglais, se dit green.)

On peut également se pencher sur le titre du roman : Le Troisième homme, et y voir au moins deux références, l’une à l’évangile selon saint Luc, où Jésus ressuscité marche aux côtés de deux de ses disciples (rappelons que dans les égouts Lime/Welles nous est montrés à un moment les bras en croix), l’autre à ce passage de La Terre Vaine de TS Eliot où figurent ces vers :

Qui est ce troisième qui marche à tes côtés ? / Quand je compte, il n’y a que toi et moi ensemble / Mais si je regarde au loin la route blanche / Il y a toujours un autre qui marche à tes côtés.

jeudi 2 octobre 2025

Le Troisième Homme, de Graham Greene : Journal d'un traducteur (1)

Re: Graham Greene : LE TROISIÈME HOMME


A l'occasion de la parution de ma nouvelle traduction du Troisième Homme de Graham Greene aux éditions Flammarion, je poste ici, une fois de plus, un "journal du traducteur".

ÉPISODE 1 – LA TROISIÈME HYPOTHÈSE.

Un certain mystère entoure l’écriture du Troisième homme. Plusieurs versions se croisent, sans qu’on ait l’impression qu’elles coexistent dans le même espace. D’une part, il y a la version proposée par Greene lui-même, changeante par ailleurs selon les destinataires. Essayons d’y voir plus clair dans la genèse du Troisième Homme. Que nous dit Greene ? Qu’à la demande du producteur Alexander Korda, il a préféré écrire un court récit susceptible de donner lieu à un scénario, plutôt que d’écrire un scénario directement, ce dont il se sentait incapable. Et d’ajouter que ledit récit n’avait jamais été écrit en vue d’une publication. Le film est tourné en 1948 (les premiers plans sont tournés en octobre), le montage est effectués l’année d’après, la première projection ayant lieu le 1er septembre à Londres. La copie américaine, projetée le 2 février 1950, diffère légèrement de l’anglaise. Selznic a fait couper 11 minutes sur les 104 que dure le film : il a supprimé les séquences où Holly (Rollo dans le roman) est ivre ou maladroit, et la voix off qui début le film n’est plus celle d’un tenant du marché noir (la voix de Carol Reed, par ailleurs) mais celle de Holly. Selznic voulait même qu’on change le titre et que le film s’intitule Une nuit à Vienne.

On sait aujourd’hui qu’il y eut plusieurs étapes : Tout d’abord, en février 1947, Greene note au dos d’une enveloppe une seule phrase (ce qu’il raconte d’ailleurs dans ses mémoires). Puis il part à Vienne un an plus tard, où il collecte des informations. Après un rapide passage par Prague, il se rend en Italie à bord du yacht de Korda et s’installe dans une villa qu’on lui « offre ». Là, entre le 2 mars et le 24 avril, il écrit le court roman qu’est le Troisième Homme. Viendra ensuite l’écriture du script, avec Carol Reed – on sait moins en revanche qu’une certaine Mrs Mabbie Poole (on dirait un nom de personnage d’Agatha Christie) figure sur le contrat, et qu’elle fut payée 300£ pour son « travail sur l’écriture des dialogues et du scénario» – mais il faut préciser que cet apport ne concerne que la version américaine du scripte, qui diffère légèrement de l’anglaise. Greene n’a cessé de répéter que Le Troisième Homme (le texte) « n’a jamais pas été conçu pour être lu mais pour être vu ».

Or il se trouve qu’en janvier 1948, Greene écrivit à son agente américaine, Mary Pritchett, pour lui dire qu’il avait en tête un roman de trente ou quarante mille mots. Il lui demandait quelle serait sa longueur idéale en vue d’une publication en épisodes. Et il lui disait également qu’il en tirerait éventuellement un scénario qui un réalisateur approuvait le texte. Le roman passa alors par quatre versions successives avant d’aboutir à un scénario satisfaisant. Le Troisième Homme, en dépit donc de ce qu’en a dit Greene, était tout à fait conçu pour « être lu » avant que « d’être vu ».