mercredi 30 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 18


• ÉPISODE 18 – LA VALSE DES MASQUES

Il y a évidemment quelque chose d’absurde dans l’intrigue – en effet, il paraît improbable que Willi Hilfe ait eu le temps, juste après l’arrivée de Rowe, de mettre en scène la fausse séance de spiritisme ainsi que le faux meurtre de Cost. De même, comment ont pu faire ses ennemis pour s’assurer que Rowe rencontrerait l’homme à la valise piégée dans un parc et accepterait d’aller déposer ladite valise à l’hôtel Regal Court ? Mais toutes ces invraisemblances sont en fait marquées du sceau du rêve, et tout le génie du roman est là : Rowe progresse dans un monde duplice, avant et après son amnésie, comme dans un rêve, en somnambule. Ayant tué sa femme, mais « par compassion », il doit vivre avec un statut ambigu digne du chat de Schrödinger : il est à la fois coupable et innocent (la justice tranche en l’envoyant en asile psychiatrique). Pour revenir dans le monde réel, il va devoir accomplir un périple en quelque sorte initiatique.

Une fois sorti de l’asile, il va se rendre dans une kermesse, lieu de l’innocence, de l’enfance perdue, puis tout oublier de sa vie d’adulte (ainsi que de l’Histoire en cours) afin de repartir de cette enfance. A l’épouse assassinée va succéder une autre femme, elle aussi coupable/innocente. A l’ami fidèle (Wilcox) va succéder l’ami fourbe (Willi). N’oublions pas que tout part d’un gâteau, fait avec de vrais œufs, chose rare en temps de guerre. Le « cake » est en réalité « fake », à croire que Greene rivalise ici avec Raymond Roussel… Mais là où Rowe ne veut voir dans le gâteau que le garant d’une innocence enfantine, les autres ne voient en ce gâteau qu’une arme destinée à faire basculer la guerre dans le chaos.

On l’a déjà dit, chaque personnage revient deux fois, à chaque fois différent : Sinclair, Poole, Forester, Mrs Bellairs, le courtier en livres, comme si plus Rowe essayait de s’accrocher à l’innocence perdue, plus les autres variaient les masques pour l’assurer de l’impermanence du réel. Par deux fois, une bombe vient redistribuer les cartes du destin de Rowe, une fois en le sauvant du présent (l’assassin Poole), une autre fois en le sauvant de son passé (grâce à l’amnésie). Greene joue un jeu subtil avec son lecteur. Il déploie sous ses yeux un drame d’espionnage apparent, sur fond de Blitz, mais en sous-main il raconte une longue et difficile catharsis où les bombes et les ruines sont d’ordre psychique. Rowe passe de l’enfance (la kermesse) à l’irrationnel (la séance de spiritisme) pour se retrouver dans des limbes (la maison de repos), avant de reprendre contact avec la réalité (la police) quand il commence à recouvrer la mémoire.

Parsemé d’échos discrets comme autant de véritables indices d’une enquête plus existentielle que policière, le roman de Greene ausculte la peur d’être soi jusque dans ses plus secrets dédales.

mardi 29 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 17 / VERSION LANG


• ÉPISODE 17 – VERSION LANG

Comme nombre de romans de Greene, Le Ministère de la peur a été adapté au cinéma, en l’occurrence par Fritz Lang, deux ans seulement après sa parution. Titre français: Espions sur la Tamise

On le sait, Lang a fui l’Allemagne nazi dix ans plus tôt pour s’installer aux États-Unis où il tourne de nombreux films d’espionnage à caractère antinazi (Chasse à l’homme, Les bourreaux meurent aussi !). Pour adapter le roman de Greene, des coupes sombres ont lieu : exit purement et simplement l’épisode de l’amnésie et toute la deuxième partie dans la maison de santé du Dr Forester.

Contraint de resserrer l’intrigue, le scénariste s’efforce de rendre haletantes les déconvenues de Rowe, rajoutant des éléments dramatiques, comme un faux aveugle, une usine d’armement bombardée, des fusillades sur un toit, une voyante aguicheuse, un dénouement très différent, et une dernière scène inutilement légère – tout en conservant certaines phrases du roman.

Mais Lang réussit à transmettre l’atmosphère irréelle qui infuse le roman, comme dans la scène de la kermesse où les organisateurs se figent soudain dans un inquiétant silence. Certes, l’acteur Ray Milland sourit trop pour quelqu’un qui a assassiné sa femme et est traqué par des espions nazis, certes le personnage de Clara Hilfe joue un peu trop les espiègles énamourées, mais la partition tout en ombres et angles coupants que déploie Lang restitue en partie la petite musique interlope mise en place par Greene.

La séance de spiritisme, soutenue par un éclairage irréel où chaque visage est détouré de façon fantomatique, fait un peu oublier la découverte absurde d’une tranche du gâteau sur un mur en ruines. On est encore loin, toutefois, du Troisième Homme réinventé par Carol Reed…

lundi 28 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE: ÉPISODE 16 :: voir double

 



• EPISODE 16 – VOIR DOUBLE

Dans Le Ministère de la peur, tout est double – les événements, les personnages, le temps, l’espace, le rêve… Arthur Rowe devient Digby à la suite d’une amnésie. Anna Hilfe est comme une autre femme à ses yeux après son amnésie. Willi et Johns aident tous les deux Rowe mais en jouant en double jeu. Le détective Rennit trouve une contrepartie dans l’inspecteur Prentice. L’amnésie de Rowe opère une coupe sombre entre passé et présent. Le fameux gâteau a deux poids différents. Le livre Le Petit Duc est à la fois dans le roman et en exergue. Par deux fois une bombe explose près de Rowe. Rowe est interné deux fois dans un asile psychiatrique. Rowe se pense coupable deux fois d’un meurtre. La maison de santé possède deux ailes distinctes. Rowe confond les deux Mme Wilcox (la mère et l’épouse). Plusieurs personnages existent sous deux identités différentes.

On pourrait multiplier à loisirs les exemples de gémellité tout au fil du texte. Cette omniprésence du « double » renforce la dimension onirique du roman de Greene, son ampleur cauchemardesque. C’est le côté « éternel retour » du Ministère de la Peur. Tout revient une seconde fois afin d’éprouver le rapport au réel du héros. Le fait qu’il y ait amnésie autorise cette duplication systématique – l’amnésie devenant ainsi un moteur romanesque implacable : puisque tout est oublié, tout peut recommencer. L’amnésie devient également l’équivalent mental d’une opération légale (l’amnistie : Rowe retrouve la liberté) et d’une opération religieuse (l’absolution : Rowe n’est pas coupable). Bien sûr, l’oubli ici est pallié par le rêve, dernier garant trouble de la mémoire), en un jeu oscillant qui relance la donne de la psychanalyse.

Rappelons enfin que Greene, pendant un temps, opéra une distinction entre ses romans « divertissants » et ses romans « sérieux ». Pour le grand bipolaire et l’atypique espion qu’était Graham Greene, ces effets de miroir ne pouvaient qu’aboutir à une fascinante esthétique du « voir double ».

samedi 26 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 15


• ÉPISODE 15 – DERRIÈRE LA PORTE VERTE 

 En filigrane du Ministère de la peur se cachent certains éléments de la vie de Greene, preuve s’il en est que ce soi-disant roman d’espionnage est avant tout une façon discrète pour lui de laisser infuser rêves et souvenirs dans le récit. Quelques exemples : quand Rowe, devenu amnésique, se demande quel métier il a bien pu exercer avant de perdre la mémoire, une de ses premières hypothèses est : explorateur. Et dans la troisième partie, il est dit ceci : « Il n’était pas important, il n’était pas devenu un explorateur » (une phrase qui dans la traduction de Sibon devient hélas : « Il ne comptait pas, il était loin d’être une célébrité. »). Le fait est que Greene, quand il était enfant, avait eu l’occasion de rencontrer sir Ernest Shackelton et rêvait de participer à une exploration dans l’Antarctique. Il avait même écrit à un autre explorateur, William Speirs Bruce, pour lui signaler quelques erreurs dans son ouvrage Exploration polaire… 

On trouve également dans le roman une porte particulière, celle qui garde l’entrée à l’infirmerie où sont internés les patients dits violents : « the green baize door ». Une porte capitonnée d’un tissu vert servant à insonoriser la pièce au-delà. En d’autres termes, une porte recélant un mystère, un danger, un interdit. Ce type de porte, Graham Greene ne la connaissait que trop : elle séparait le bureau de son père de l’école où celui-ci officiait comme directeur, et était comme une frontière entre deux mondes, deux sphères, celle de l’intime et de l’école — « The school began just beyond my father’s study », écrit Greene dans son autobiographie intitulée A sort of life, « through a green blaize door ».. L’école commençait juste derrière le bureau de mon père. A la fois concrète et symbolique, elle marquait pour Greene le passage d’un monde où il était relativement à l’aise à un autre monde, hostile celui-ci et dont il chercha vite et par tous les moyens à s’extraire.

Rowe, par deux fois interné dans un hôpital psychiatrique, est évidemment inspiré de la vie même de Greene, lequel était par ailleurs bipolaire et sujet aux dépressions à répétition – à seize ans, l’auteur du Ministère de la peur fut traité pendant six mois par un psychanalyste du nom de Kenneth Richmond. Il se trouve par ailleurs que ce dernier était spirite, or Greene s’intéressa à plusieurs reprises au spiritisme (cf. l’importance de la séance de spiritisme chez Mrs Bellairs au début du récit). Comme de bien entendu, le Dr Forester, le psychiatre du roman, s’intéresse lui aussi au spiritisme…

On signalera également la description que fait Greene des effets du Blitz à Londres, opérant des coupes sombres dans la ville – les « untidy gaps between the Bloomsbury houses » sont à rapprocher de ce que Greene dit à Anthony Powell dans une lettre adressée à ce dernier : « Londres est incroyablement agréable ces jours-ci avec tous ces nouveaux espaces à découvert (all the new open spaces) ». Ajoutons à cela la propre demeure de Greene (la Clapham Common House), détruite par une bombe comme celle de son héros – Greene dormait (fort heureusement) chez sa maîtresse la nuit où elle fut détruite…

vendredi 25 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 13

 


• ÉPISODE 13 – UNDERGROUND REQUIEM

Dans Le Ministère de la peur, le rêve est une seconde vie. Outre les ambiances oniriques – la kermesse au début du livre, les descriptions de Londres pendant le Blitz – et l’importance de la nuit et de l’obscurité (le black-out opérant comme une nuit redoublée, voire transfigurée), Greene se livre souvent à des digressions sur l’importance du rêve.

A la fin du premier chapitre, quand une bombe tombe sur l’immeuble où se trouve Rowe, il est dit qu’une explosion est une « chose étrange. Elle peut avoir le même effet qu’un rêve gênant dans lequel un homme se venge furieusement d’un autre homme, vous laissant tout nu en pleine rue ou vous surprenant dans votre lit ou sur le siège des toilettes face aux regards des voisins. » Plus loin : « Dans un rêve, on ne peut pas s’enfuir ; les pieds sont comme plombés ; impossible de s’éloigner de la porte menaçante qui s’entrouvre imperceptiblement. » Quant au chapitre 5, intitulé « Entre éveil et sommeil » – un des plus troublants et des plus atypiques du livre – il propose une plongée radicale dans l’inconscient, l'écriture se disloquant pour mieux témoigner du tissu déchiré dont sont faits les rêves. A un autre moment, évoquant le temps béni de l’adolescence, Greene écrit : « On pouvait se moquer des rêves, mais tant qu’on avait la capacité de rêver éveillé, on avait une chance de pouvoir acquérir les qualités dont on rêvait. » Enfin, il est conseillé également à un moment à Rowe d’aller « underground » – et ici Greene joue avec les deux sens du mot : à la fois les abris où se protéger des raids aériens, et des sortes de limbes où errer sans fin.

Dans un épisode précédent, j’ai dit qu’il y avait quelque chose de profondément « nervalien » dans ce roman. Mais plutôt que Nerval, référence un peu trop française pour Greene qui pourtant est un grand lecteur d’auteurs français, c’est du côté de George William Russel qu’il faudrait aller fouiner : ce poète (et peintre) irlandais (et mystique) qui signait ses textes AE (ou Æ, ou A.E.) et, fort de ses nombreuses visions, avait décrété qu’une conscience supérieure transcendant veille et sommeil était responsable de la création des rêves. Un poème de Russel en particulier – Germinal – joue un rôle subliminal dans un autre roman de Greene, La puissance et la Gloire.

En fait, chez Greene, le rêve et l’enfance forment une étrange coalition. L’enfance, une fois perdue, laisse l’homme dans un état second, où il n’a de cesse de se demander s’il rêve la réalité ou si la réalité le rêve – et souvent ledit rêve tourne au cauchemar dès qu’il se confond avec la réalité.

jeudi 24 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 12

 


• ÉPISODE 12 – TRADUIRE & MOUDRE

Les traductions vieillissent pour des tas de raisons et, parmi ces dernières, figure celle des expressions, lesquelles ont tendance à prendre des rides avec le temps. Si l’on traduit « he felt a slight resentment » – comme le fait Marcelle Sibon – par « il gardait une dent contre », il y a fort à parier que cette dent proverbiale sera un jour cariée. Et si vous traduisez « to recover » par « se retremper les nerfs », il y a des chances pour que cette trempette nerveuse se dissipe dans l’éther du temps…

Mais comment savoir, au moment de traduire, que « se retremper les nerfs » fait partie des expressions dont va se repaître la désuétude ? Comment le traducteur peut-il deviner que même le mot « obsolète » sera un jour obsolète ? On touche également là à l’épineux problème de la traduction différée, c’est-à-dire de la traduction d’un texte ayant pas mal d’années au compteur. Doit-on coller au langage de l’époque ? peut-on moderniser sans risque ?

Il va de soi qu’une traduction actuelle de Don Quichotte (celle d’Aline Schulman, par exemple) n’a rien à voir avec celle parue peu après la publication originale du roman de Cervantès (celle de César Oudin, par exemple), qui pourtant, selon toute logique, devrait être plus fidèle quant à « l’âge » de la langue utilisée (si tant est qu’on puisse postuler une similitude entre deux langues au même moment historique donné). Mais on ne peut pas traduire « à l’ancienne », ce qui reviendrait à parodier un état de langue particulier. Et que signifierait, pour un traducteur, traduire en veillant à ce que sa langue ne vieillisse pas trop vite, et ce tout en respectant les marqueurs contemporains du texte qu’il traduit ?

De toutes façons, même s’il est vigilant sur ces nombreux points, les lecteurs, eux, vieilliront, d’autres viendront, plus jeunes un certain temps – bref, le tourbillon de la vie non seulement veillera au grain mais le moudra sans complexe – sur ce, je vous laisse conjuguer au subjonctif imparfait le verbe « moudre », à la deuxième personne du pluriel. Bonne chance.

mercredi 23 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 11

 


ÉPISODE 11 – LA TACHE DU LÉOPARD 

Traduire, c’est parfois – souvent ? – accepter de restituer des images insolites. Or Greene raffole des images insolites, qu’il glisse avec aisance afin que le lecteur s’y abandonne sans trop de résistance. Dans Le Ministère de la peur, le « héros » déambule dans Londres en ruines (on est pendant le Blitz), et l’auteur insiste sur le fait qu’étant lui-même dévasté, Rowe se meut avec aisance dans cette ville désormais semblable à Pompéi (la comparaison avec Pompéi est dans le texte). Quelques lignes plus loin, Greene écrit : « He moved like a bit of stone among the other stones », ce qu’on pourrait traduire par « Il se déplaçait comme une pierre parmi les autres pierres ». Évidemment, l’image est audacieuse, qui confère une certaine mobilité à une chose inanimée. Elle n’en est que plus frappante – en outre, la comparaison avec Pompéi l’a préparée assez subtilement.

Dans la traduction de Marcelle Sibon, ce passage devient : « Se mouvant dans la foule, Arthur Rowe avançait ». Je pense qu’on peut avancer sans risque de se tromper qu’ici la traduction s’est « défilée ». Pourquoi ? Sibon n’a pas aimé l’image ? a estimé qu’elle ne passerait pas ? n’a pas su la « raccorder » au système stylistique de Greene ? Dans le même passage, Greene va plus loin, car après avoir assimilé Rowe à une pierre, il précise que sa couleur (grise…) fonctionne comme une protection, et il embraie avec une autre comparaison, évoquant un léopard qui « se déplace en harmonie avec toutes les autres taches à la surface du monde ». Il y a de fortes chances pour que Sibon ait trouvé un peu étrange le passage de la pierre au léopard. Mais pour Greene, ce glissement fait sens : le léopard se fond dans la jungle, comme une pierre parmi les pierres, comme Rowe dans Londres détruit. Comme une image parmi d’autres images.

mardi 22 avril 2025

RETRADUIRE GREENE: ÉPISODE 10


• ÉPISODE 10 – DES PHOTOS QUI FONT DORMIR ? 

 Au début du roman, on découvre le meublé où vit le personnage principal. Il est question des rares effets personnels qu’il possède : un paquet de cigarettes, une brosse à dents et, dans une boîte en carton, des somnifères. Bizarrement, dans la traduction de Sibon, ces « somnifères » sont devenues des «photographies »… L’erreur semble purement factuelle et pourrait être anecdotique, mais quand on sait l’importance du rêve et du sommeil dans le roman, elle est évidemment gênante… 

Il faut ici préciser un détail qui a son importance : la traduction française a été faite à partir de la première édition de 1943. J’ai réussi à me procurer la première édition de The Ministry of fear : Concernant le mystère des « photos-somnifères », voici l’explication. Dans la première version, Greene n’utilise pas le terme « sleeping-pills »(qu'il utilise dans sa version révisée) mais celui de « bromides ». Or « bromides » signifie « bromure ». Il s’agit en ce cas du bromure de potassium, un puissant sédatif, et non du bromure d’argent, un composé utilisé pour la préparation d’émulsions photographiques, le terme ayant fini par désigner toute épreuve photographique sur papier sensible… Or le fait que Rowe recourt à des sédatifs est capital : en effet, tout le roman fonctionne comme si Rowe errait dans un cauchemar, allant d’un asile psychiatrique à un autre, et en outre le livre revient souvent sur la fragile nuance entre rêve et sommeil.

Allons, réconcilions les deux traductions, et admettons qu’après tout un somnifère est un puissant révélateur…

lundi 21 avril 2025

Des milliers d'euros – euh, pardon, de ronds dans l'eau

 

WANTED !!!!!!


RETRADUIRE GRAHAM GREENE – ÉPISODE 9


• ÉPISODE 9 – BIBLIOTHÈQUE INTIME 

 Les livres, on l’a dit, jouent un rôle important dans Le Ministère de la Peur. Il y a bien sûr Le Petit Duc de Charlotte Yong, que Rowe achète à la kermesse et qui fournit au roman les exergues de ses chapitres. Il y a un « atlas désuet », que Rowe acquiert peut-être également à la kermesse. Il est fait mention au chapitre 2 de deux ouvrages de Dickens, Le Magasin d’antiquités et David Copperfield, que Rowe relit sans cesse, qu’il connaît par cœur, moins parce qu’il les apprécie que parce qu’il les « as lus enfant et qu’ils ne charrient aucun souvenir adulte ». Une certaine Histoire de la société contemporaine figure dans un rêve de Rowe, composée de centaines de volumes. A un moment, Rowe se réfugie dans une salle des ventes et se cache dans la section livres : on croise alors des romans de Walter Scott, « les pages libidineuses d’un Brantôme illustré », un missel romain. Le dernier chapitre de la première partie met en scène un personnage étrange qui nourrit les pigeons et trône sur une énorme valise soi-disant pleine de livres (dont l’ouverture déclenchera l’explosion d’une bombe, comme si on était dans le film Kiss me deadly…).

A la maison de santé où Rowe est enfermé, là encore, quelques livres : Ce que je crois, de Tosltoï (avec des annotations effacées) ; Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud ; une biographie de Rudolph Steiner ; Les Héros, de Carlyle. Vers la fin, il est question du Book of Golden Deeds, un autre ouvrage de Charlotte Yonge, et de Love in Orient, « un petit livre lubrique » bien vite déchiré par l’inspecteur Prentice. Et enfin d’un poème, qui pourrait servir d’épitaphe au « méchant » : un extrait du cinquième sonnet de la première partie des Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke.

Tous ces ouvrages, si l’on y prend bien garde, joue un rôle dans le récit et mériterait qu’on s’interroge sur leur pertinence, le moment de leur apparition, etc. Pour toutes ces raisons, il apparaît que Le Ministère de la peur est, à sa façon, un magasin d’antiquités dans lequel se dissimule, fragmentée, une étrange bibliothèque morale.

dimanche 20 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 8


• ÉPISODE 8 – LE PAYS DES LIMBES 

Le tour de force de Graham Greene consiste sans doute à faire passer pour un roman d’espionnage un récit éminemment somnambulique. Le personnage principal, Arthur Rowe, semble évoluer dans des limbes de plus en plus denses, du fait de son statut « amphibie » : il a tué sa femme mais n’est pas considéré par la société comme un véritable assassin. On l’accuse ensuite d’un meurtre qu’il n’a pas commis, un meurtre dont on apprendra plus loin qu’il n’est qu’une mise en scène – la prétendue victime est bel et bien en vie (mais cette dernière mettra fin à ses jours elle-même à la fin du livre).

Rowe est donc l’homme des interzones : après un bref intervalle en prison, il erre dans un Londres dévasté par le Blitz, avant de devoir vivre « underworld » – à la fois dans des abris antiaériens et dans une forme de clandestinité. Enfin, à la suite d’un bombardement, il perd la mémoire et se retrouve dans une maison de santé sous une autre identité – il était Rowe, le voilà Digby. Sa vie, comme l’Histoire pour Stephen Dedalus, est un cauchemar dont il n’arrive pas à se réveiller. Il passe d’un endroit confiné à un autre pendant tout le roman : une prison où il n’a pas sa place, une chambre qui va être détruite, un abri où il fait des cauchemars, une pièce où a lieu une séance de spiritisme, la chambre d’un hôtel labyrinthique où il est acculé, une étrange maison de santé où il est retenu…

Si la guerre a changé le monde en limbes, alors ses habitants sont des morts-vivants condamnés à errer dans un dédale de faux-semblants. Être coupable est terrible, mais ne pas savoir si on l’est est pire encore. Or pour Greene, le seul fait de quitter l’enfance, et donc l’état d’innocence, nous enferme dans la possibilité de la faute. On verra que tout au long du roman, le presque-assassin qu’est Rowe va « causer » des morts… et causer avec les morts.

samedi 19 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 7


ÉPISODE 7 – UN DUC SINON RIEN

On l’a dit précédemment, le héros du roman achète au premier chapitre un livre qui va fournir au roman ses exergues – chose qui ne doit pas être très courante en littérature, il faudrait faire des recherches sur cet étrange phénomène… Ce livre c’est Le Petit Duc, de Charlotte Yonge, qui narre les péripéties d’un enfant de huit ans, Richard, devenu duc de Normandie en 950, et qui va faire l’objet d’un terrible complot orchestré par le roi de France, lequel l’enlève. Comme Rowe, donc, retombé en enfance mémorielle du fait de son amnésie, Richard est l’enjeu de forces qui le dépassent. A l’instar du Ministère de la Peur, Le Petit Duc comporte 13 chapitres… Le premier chapitre du Petit Duc s’intitule « Une visite de bienvenue » – celui du Ministère de la Peur montre Rowe se rendant à une kermesse où on l’accueille. Le deuxième chapitre s’appelle « Une mort prématurée », et dans le deuxième chapitre du Ministère Rowe révèle qu’il a tué sa femme pour abréger ses souffrances. Il faut attendre le chapitre 7 pour que Greene revienne sur l’importance des livres de l’enfance, et affirme qu’aucun livre ne nous satisfait autant que ceux lus quand on est petit. Le bien et le mal y semblent des valeurs tangibles, le héros nous inspire par son courage, etc. 

Puis l’on quitte l’enfance et toutes les valeurs sont brouillées : « Le petit duc est mort, trahi et oublié ; nous ne reconnaissons plus les méchants et nous soupçonnons le héros, et le monde est devenu un lieu exigu. » Dans son récit autobiographique, Une sorte de vie, paru en 1971, Greene raconte que quand il était enfant, le livre qui l’intéressait le plus était… Le Petit Duc, et d’ajouter : « Le souvenir de ce livre m’est revenu alors que j’écrivais Le Ministère de la peur, et quand j’ai corrigé ce roman après la guerre, j’y ai inséré des exergues empruntés au Petit Duc. »

Rappelons que le héros du livre, outre un livre et un gâteau, consulte une « voyante » lors de son bref séjour dans ce paradis perdu qu’est censée représenter la kermesse, une voyante qui veut lui « dire le passé» plutôt que de lui prédire l’avenir… Dans The Lost Childhood and other essays, publié en 1951, donc peu après Le Ministère de la Peur, Greene écrit ces propos révélateurs : « Dans l’enfance, tous les livres sont des livres de divination, qui nous parle de l’avenir, et, comme la diseuse de bonne aventure qui voit un long voyage dans les cartes ou une noyade, ils influencent l’avenir. »

Nous sommes tous des petits ducs prisonniers du monde adulte…

vendredi 18 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / EPISODE 6 / POURQUOI LES TRADUCTIONS VIEILLISSENT-ELLES?


• ÉPISODE 6 – POURQUOI LES TRADUCTIONS VIEILLISSENT-ELLES ?


Oui, pourquoi, alors que l’original, lui, semble, tel le portrait de Dorian Gray, demeurer incorruptible par le temps ? Le fait est que le système d’équivalence entre les langues ressort d’une forme d’illusion. Or le lexique bouge, de même que certains traits syntaxiques, pour ne rien dire des expressions, images et autres torsions linguistiques permettant au sens d’opérer de subtils décalages. Mais surtout, la traduction est le fait, à chaque fois, d’un individu particulier, serf d’une langue à la fois propre à sa communauté et son époque, et particulière, presque intime, forgée par des habitus et des prédilections. Autant de critères variés qui, une fois combinés, font que le texte d’arrivée court parfois – souvent ? – le risque de s’enfermer dans une datation complexe, où le maintenant de sa création subit le poids de tics langagiers – ceux de l’époque comme ceux de l’individu responsable de la traduction. A cela, il faut ajouter la conception que chaque époque se fait de la traduction, or pendant longtemps, à bien des égards, la conservation du sens a prédominé sur le rendu de la prosodie.

Les traductions des livres de Graham Greene n’ont pas échappé à ces aléas. Elles remontent pour certaines aux années 50 et ont été effectuées en majeur partie par Marcelle Sibon, avant d’être prises en charge par la suite par Georges Belmont, puis, dans les décennies 70-80 par Robert Louit, René Masson et alii. En ce qui concerne Le Ministère de la Peur, traduit par Marcelle Sibon (également traductrice de Shakespeare et Dickens), on est face à un cas typique de traduction « sensée » – où c’est le sens qui fait loi, au détriment de toute rythmique ou nuance prosodique.

Prenons l’exemple suivant :

« He hadn’t hoped to silence her, though he dreaded what she might say, for even inaccuracies about things which are dead can be as painful as the truth. »

La version de Sibon est la suivante :

« certes, il avait craint d’entendre ce qu’elle aurait pu dire – car l’inexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité. »

Or, si l’on s’en tient à une traduction plus proche du texte dans un premier temps, on parvient à ceci :

« Il n’avait pas cherché à la faire taire, même s’il redoutait ce qu’elle pourrait dire, car même des inexactitudes sur des choses qui ne sont plus peuvent être aussi douloureuses que la vérité. »

On voit bien qu’en escamotant « things which are dead », Sibon opère un choix radical en faisant l’impasse sur des « choses mortes », ou « qui ne sont plus » – rappelons que Rowe a tué sa femme. « Dead things » : ce syntagme peut renvoyer aussi bien à des éléments disparus, au sens vague, qu’à des êtres décédés – on le trouve par exemple dans la King James Bible, et il est traduit dans la Bible Segond par « ombres » (inutile ici de rappeler le rapport complexe de Greene au catholicisme…).

Est-ce à dire que la traduction de Sibon est, en ce point précis, mauvaise, défaillante ? Elle adopte en tout cas une perspective qui empêche de voir « l’angle mort » de la phrase de Greene, tout en approchant un sens qu’elle préfère synthétiser. C’est comme si la traduction préférait le point de vue au point d’accroche : plutôt restituer en reconfigurant que rendre en respectant. Et pourtant, la version de Sibon – « car l’inexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité » – est impeccable dans sa formulation et rend partiellement justice à la pensée de Greene – surtout, elle semble, par son élégance, n’être le fruit d’aucune distorsion. Il lui manque, hélas, la présence de ces ombres défuntes qui ouvrent un abîme et vont laisser entendre au lecteur que Rowe est tourmenté par autre chose que de simples « pénibles souvenirs »…  

Retraduire Graham Greene / ÉPISODE 5


• ÉPISODE 5 – C’EST DU GÂTEAU

A piece of cake : c’est du gâteau. Autrement dit: rien de plus facile. Mais dans Le Ministère de la peur, rien ne va de soi, loin de là. Ça serait plutôt : C’est pas du gâteau — oui, car un gâteau n’est pas toujours un gâteau, comme aurait pu dire Freud, et ici le gâteau n’est pas un cake, plutôt un fake (même s’il est fait avec de vrais œufs, chose remarquable pendant la guerre à Londres). Un gâteau piégé. Qui contient, outre des œufs, quelque chose qui… Mais on ne le saura qu’à la fin du livre.

C’est donc une tout autre sorte de «piece of cake» dont Rowe écope : une part du gâteau. Il ne s’agit donc d’une simple histoire de gourmandise – apanage de l’enfance – mais d’usurpation involontaire. Rowe gagne un gâteau qui ne lui était pas destiné, comme s’il n’avait pas le droit d’acheter sa part d’enfance, un aller simple pour le paradis perdu. Car le gâteau est truqué : il contient un élément du monde adulte – mais quoi ? quelle fève redoutable se cache dans ce mélange d’œufs, de farine et de beurre, que tous veulent goûter (la logeuse de Rowe, l’inconnu qui s’incruste chez Rowe…)

Le lecteur devra avancer dans le dédale en ruines du récit exactement comme Rowe dans les rues détruites par le Blitz : en toute innocence/ignorance. Son somnambulisme, parce qu’éveillé, ne peut qu’aboutir à une déflagration. Au point que Rowe perdra la mémoire dans le Livre 2 : ne lui restent que des bribes de son enfance, dont il est désormais plus proche que de la réalité de la guerre, ce qui fait qu’il a oublié qui était Hitler mais se rappelle très bien ce rat dont il a dû, enfant, abréger les souffrances. Il est retombé en enfance, d’une certaine façon, ayant dérobé (à son insu) le feu (caché dans le gâteau) censé échoir à des adultes. Le gâteau remporté par Rowe était censé jouer le rôle de madeleine, mais que faire d’une madeleine quand pleuvent les missiles ? Avant d’y répondre, reculons, reculons, et posons-nous cette question que nous posions au début de cette série : Pourquoi les traductions vieillissent-elles ?

jeudi 17 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 4 BIS / LA KERMESSE PERDUE


Arthur Rowe, une fois franchi les grilles de la kermesse – qui l’appelle comme un état d’innocence perdue – « the fête called him like innocence » –, après s’être acquitté d’un droit d’entrée au prix fort – on lui propose un rabais s’il attend un peu, mais il ne veut pas attendre, car le paradis perdu n’attend pas… –, entre alors en souvenir, car cette kermesse contient toutes les kermesses passées, elle est la condition de tous les possibles. Elle promet rien moins qu’un changement définitif de la vie ordinaire. (Et à cet égard, la guerre est perçue comme une fête monstrueuse qui redistribue toutes les cartes, altère tous les possibles.)

Voilà donc Arthur Rowe revenu sur les terres mouvantes de l’enfance où tout peut être remis en question. Et son premier acte fondateur est… d’acheter un livre, un ouvrage intitulé The Little Duke, écrit par une certaine Charlotte M. Yonge, un livre pour enfants qui, de façon quasi magique, ainsi que le lecteur s’en aperçoit très vite, va fournir au roman de Greene tous les exergues de ses chapitres – comme si ce qui était à l’intérieur était déjà à l’extérieur, comme si un élément intrinsèque au récit s’échappait des pages pour présider à leur déroulement. (On reviendra bientôt sur ce « petit duc ».)

Après cela, Rowe est pour ainsi dire ensorcelé, il n’a plus qu’à entrer dans la tente d’une diseuse de bonne aventure. Mais celle-ci l’avertit : elle ne prédit… que le passé. Tout l’art de Greene est là : inverser le sens du temps, chercher l’alpha dans les plis de l’oméga. Rowe entre en enfance dans la kermesse mais le voilà aussitôt changé en Orphée ; il se retourne pour contempler l’âge d’or de son innocence, et de ce fait semble vouloir abolir le crime dont il se sait – se croit – coupable, lui qui a dû tuer Eurydice pour lui éviter de mortelles souffrances. On propose bien vite à Rowe de gagner un gâteau en devinant son poids. Un gâteau ? A cake ? Oui : tel est l’argument pâtissier de ce roman qu’on voudrait nous faire passer pour un simple roman d’espionnage.

Qu’est-ce qu’un gâteau ? Bonne question. A laquelle on se propose de répondre demain.

mercredi 16 avril 2025

Retraduire Graham Greene : Épisode 4


• ÉPISODE 4 – À LA RECHERCHE DE LA KERMESSE PERDUE 

 Le Ministère de la peur passe souvent pour un roman d’espionnage. Londres pendant le Blitz, un microfilm dérobé, une enquête, des filatures, une fuite, des quiproquos, des meurtres : tous les éléments semblent en place pour que les codes du genre s’accordent en une constellation connue. Et pourtant, rien ne va de soi dans ce roman si étrange qu’il pourrait être le récit tourmenté d’un long rêve nervalien. La scène d’ouverture, d’emblée, impose sa matrice onirique : dans la nuit londonienne, un homme s’avance, irrésistiblement attiré par les lumières et les bruits d’une kermesse, une kermesse qui à ses yeux incarne l’adolescence, mais plus encore l’enfance: "Arthur Rowe stepped joyfully back into adolescence, into childhood", nous dit Greene. “To step back into childhood”: un retour (physique) en enfance, un pas en avant qui vaut pour mille foulées en arrière.

Le Ministère de la peur, on va le voir, est un roman profondément atypique malgré ses apparences rocambolesques, et surtout éminemment piégé. Piégé ? Oui, car ce roman ne raconte pas – pas seulement – l’histoire d’un homme traqué par de méchants sympathisants nazis, mais bien celle d’un homme qui, ayant commis un péché mortel – il a tué sa femme pour l’empêcher de souffrir –, n’a plus qu’une seule solution : repartir de zéro. Rowe est coupable à ses propres yeux, même si son crime revêt une indéniable dimension compassionnelle. Le péché, chez Greene, est souvent la condition sine qua non d’une réévaluation de la vie. Suis-je coupable de toute éternité, et si oui, puis-je renverser le cours de cette éternité ? La rédemption, voilà la grande affaire : un travail impossible mais nécessaire. Le mal absolu n’existe pas : il est un miroitement qui aveugle l’autre. Et l’innocence ? Existe-t-elle vraiment. C’est ce qu’on va voir (ou plutôt : lire).

mardi 15 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION // ÉPISODE 3 – LA FOISON D'OR

 


RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION



• ÉPISODE 3 – LA FOISON D’OR

Dans l’épisode précédent, j’ai évoqué le concept de « coefficient de foisonnement », lequel est censé justifier qu’un texte traduit en français est nécessairement plus long que l’original anglais, comme si le français était systématiquement plus loquace que l’anglais (nos tailleurs seraient-ils plus riches ?). Admettons que ça soit le cas, et qu’un traducteur ne soit pas tenu à une certaine concision. Ce coefficient est censé, paraît-il, avoisiner 10%, voire 15 %. Qui en a décidé ainsi ? Le pape de la traduction ? On l’ignore. Le fait que le traducteur soit payé au nombre de signes pourrait fournir peut-être un premier élément de réponse à cette question, mais ne soyons pas mauvaise langue. Quoi qu’il en soit, la passion de l’expansion semble assez courante dans les années 50, si l’on en juge par certains exemples tirés de la traduction du Ministère de la peur. Là où Greene écrit : « The papers lay in the lamplight” (Six mots pour parler d’une pile de journaux qu’éclaire une lampe de bureau), la traductrice se lâche allègrement avec un « Les journaux épars sur le bureau reflétaient la lumière crue de la lampe cachée sous un abat-jour. » (dix-sept mots…) On dirait presque un exercice de style à la Queneau.

Par ailleurs, on apprend qu’une lampe se cache sous un abat-jour, ce qui nous éclaire très moyennement sur les mystères de l’électricité. Plus loin, « he picked one of the offending papers” (il s’empara d’un des journaux incriminés) devient « il jeta un coup d’œil sur ces journaux qui avaient mécontenté le docteur ». Suivi par un « He must have been biten by the passion for detection” (“Il avait dû attraper le virus du détective/de l’enquêteur ») qui se change en « sans doute lui aussi s’était-il senti attiré par le passionnant intérêt qu’offre le métier de détective »).

Autre exemple : « He wanted a looking-glass » (il voulait un miroir) est traduit ainsi par Sibon: « Une seule idée le hantait : une glace… une glace où il pourrait se regarder… » A ce stade, ce n’est plus un miroir, mais un Palais des glaces ! Le pire est à venir. Quelques lignes plus loin, Greene écrit à peu près ceci : « Il était certes Arthur Rowe, mais à une différence près. Sa jeunesse était là, toute proche ; et c’est de là qu’il était reparti. Il dit : D’ici un instant ça va revenir, mais je ne suis pas Conway […] ».

Mais la traductrice de 1950 s’est sentie pousser d’amples ailes rhétoriques, et ce court passage devient : « Il s’avouait être Arthur Rowe, mais cependant il ne comprenait pas encore les phases de ce retour à sa véritable personnalité : en effet, ne se souvenant que de sa jeunesse, il allait en quelque sorte recommencer entièrement sa vie, sans tenir compte des années troublées qu’il avait déjà vécues. Se parlant toujours à lui-même il continua : ‘Bientôt la lumière se fera dans les ténèbres où j’étais plongé, mais je ne suis pas Conway […]’ ».

Une telle expansion pose évidemment problème (et donne le vertige). Dilater un style revient à le déformer, à annuler le travail sur la forme. N’imaginons pas que traduire c’est développer, car ce n’est pas le cas. Déplier signifie ici aplatir, autrement dit affirmer le primat du sens sur une forme soigneusement calibrée. Bref, plus on foisonne, plus on déconne. La traduction n’est pas une explication de texte mais une duplication de texte. Il s’agit d’inventer un double au texte. De faire illusion, et non abstraction (ou multiplication…) Il s’agit d’élaborer une ombre susceptible de passer pour la proie. D’affiner une projection digne de l’émission. Les feux de la traduction nous parlent d’un texte qui, bien qu’éteint depuis longtemps par l’acte de traduire, continue de briller dans notre monde (et non d’une lampe qui, sournoise, se cacherait sous un abat-jour…). Mais, me direz-vous, où est l’espionnage dans tout ça ? La suite bientôt…

lundi 14 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE – ÉPISODE 2 : PRÉDIRE LE PASSÉ

 RETRADUIRE GRAHAM GREENE /

JOURNAL DE TRADUCTION



• ÉPISODE 2 – PRÉDIRE LE PASSÉ

Quand on lit une traduction, il est difficile de se rendre compte de son infidélité dès lors qu’elle se pare d’élégance. Son naturel semble démentir toute éventuelle trahison. Le sens est là, fermement campé dans une prose qui tient debout, alors pourquoi douter de la justesse du tour de passe-passe ? Mais le fait est qu’on assiste parfois à des réécritures ayant pris un envol un peu… cavalier (si tant est qu’un envol puisse être cavalier, à moins d’être Pégase).

Ainsi, dans le premier chapitre du Ministère de la peur, la traductrice Marcelle Sibon, qui a abondamment traduit Greene, s’attaque au paragraphe suivant:

« So many fortunes one had listened to, behind a country hedge, over the cards in a liner’s saloon, but the fascination remained even when the fortune was cast by an amateur at a garden fête. Always, for a little while, one could half-believe in the journey overseas, in the strange dark woman, and the letter with good news. »

Ces lignes, on peut les traduire ainsi, sans trop s’éloigner de l’original :

« La bonne aventure : qui n’y avait pas eu droit, que ce soit derrière une haie de campagne ou devant des cartes dans le salon d’un paquebot, mais la fascination demeurait même quand elle émanait d’une dilettante dans une kermesse. A chaque fois, pendant un bref instant, on pouvait presque croire à un voyage en mer, une mystérieuse brune, une lettre porteuse de bonne nouvelle. »

Mais Marcelle Sibon préfère traduire ainsi :

« Il est étonnant de constater combien une diseuse de bonne aventure, même amateur, même à une kermesse, fascine l’imagination populaire et intrigue toujours ; quelque peu de foi que l’on ait apporté à d’autres révélations merveilleuses, faites, soit à la campagne, derrière quelque haie, soit dans un coin retiré du fumoir d’un grand paquebot, on doute toujours, on ne croit qu’à demi au beau voyage à l’étranger, à la brune inconnue, aux lettres porteuses de bonnes nouvelles, et cependant on se laisse toujours tenter, on se donne l’illusion de percer l’avenir. »

J’ai souligné des éléments qui ne figurent absolument pas dans l’original. Pourquoi ces ajouts? Le sens lui-même est discrètement biaisé – chez Greene, on veut croire, même à demi, aux prédictions ; chez Sibon, on doute toujours… Quant aux nombres de mots, c’est le grand saut. On passe de 58 mots à 92 mots. Une façon de doubler la mise initiale ? C’est ce qu’on appelle dans le jargon de la traduction : le coefficient de foisonnement. (Ici, franchement, ça serait plutôt la foison d’or !) Je vous propose donc de revenir demain sur ce faramineux coefficient…

RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION (1)


RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION

• ÉPISODE 1 – GRAHAM GREENE, LE RETOUR 

Les éditions Flammarion se lancent dans une aventure aussi ambitieuse qu’excitante, et aussi salutaire que surprenante : proposer de nouvelles traductions de l’œuvre de Graham Greene. Le projet, initié par Bertrand Pirel, a pour but de dépoussiérer des textes dont certaines des traductions françaises encore en circulation ont parfois jusqu’à soixante-dix au compteur ; oui, car elles ont vieilli, ce qui est l’étrange privilège des traductions. Question : pourquoi les traductions vieillissent-elles, alors que l’œuvre originale semble relativement à l’abri du temps? C’est là une question passionnante sur laquelle je reviendrai très bientôt dans cette série qui promet d’être fleuve.

M’étant vu confier cette mission, je me dois de corriger tout de suite une idée reçue, ou plutôt une erreur de formulation : je ne retraduis pas l’œuvre de Greene, et ce pour la simple raison que je ne l’ai pas traduite auparavant. Je ne repasse donc pas par un chemin déjà emprunté (par moi) : Je traduis, c’est tout, comme si l’œuvre de Greene venait d’arriver sur mon bureau, encore fraîche et inédite. Si je m’interdis de regarder l’ancienne version existante en cours de traduction, c’est pour ne pas interposer entre mes doigts et le clavier un calque mal(f)aisant, et me protéger d’un effet d’écho – bien sûr, une fois ma traduction achevée, j’irai voir la version précéente, un peu comme on consulte le Gaffiot par curiosité (bonjour les latinistes !), afin de voir comment telle phrase de Greene s’est vue rendre justice ou a été aplatie. Quel effet le Temps a eu sur son texte… Mais pour lors, je veux aborder ce continent – plus d’une vingtaine d’ouvrages en chantier… – d’un œil neuf, pour ne pas dire immature. Avant d’accepter ce travail, bien sûr, j’ai parcouru les livres de Greene (plus d'une vingtaine…), vu ou revu certaines adaptations cinématographiques de ses romans (près de vingt-cinq), dévoré ses diverses biographies (au moins trois, dont une en trois volumes !) – et, Troisième Homme oblige, fredonné sans m'en rendre compte l’air de Harry Lime…

Pendant plusieurs semaines, au fil des traductions et parutions, je publierai ici, à un rythme régulier, une sorte de journal de travail, où il s'agira à la fois de déplier ces formidables feuilletés que sont les textes de Greene et d'expliquer les raisons qui nous ont appelés à en imaginer de nouvelles versions. Au programme pour commencer, Le Ministère de la Peur (préfacé par mes soins), suivi de Deux Hommes en un (préfacé par William Boyd)– les deux paraissent cette semaine.

________________
A noter: jeudi 17 avril, à 19h, aura lieu une rencontre autour de ces deux premiers livres à la librairie L'usage du monde, 2 rue de la Jonquière (75017) en présence de l'éditeur, du traducteur et de Jonathan A. Bourget, petit-fils de Graham Greene.

jeudi 10 avril 2025

Le billet fantôme de Thomas Pynchon


Alors qu'on a appris que Paul Thomas Anderson, après avoir adapté au cinéma Bleeding Edge, allait s'attaquer à Vineland, un nouveau roman de Thomas Pynchon est enfin annoncé chez l'éditeur Penguin, après douze ans d'attente.

Le titre de ce roman est Shadow Ticket une expression qui peut avoir plusieurs significations. Il peut s'agit d'un billet (d'avion, par exemple), réservé sans qu'on l'ait acheté, mais ce sens colle assez mal avec le contexte du livre de Pynchon, qui se déroule en 1932. Il peut avoir également un sens informatique, encore moins pertinent vu ledit contexte. Un autre sens, peut-être métaphorique, est envisageable. Un "shadow ticket" renverrait alors à une expression espagnole, et cet obscur billet serait celui réservé pour une "barrera de sombra", une place à l'ombre dans une arène pour assister à une corrida. Mais que ce "ticket" ait le sens de billet, de programme (ou liste) électoral, que ce "shadow" soit une ombre, un fantôme, ou renvoie à une filature (il est question dans le roman d'un "private eye"), voilà qui reste à déterminer.

On attend donc de mains fermes le texte de Pynchon. Sachant le secret qui entoure ses livres, il n'est pas sûr qu'on puisse disposer prochainement d'un pdf, qui pourrait aisément fuiter avant le 7 octobre. Penguin imprimera plus vraisemblablement des épreuves papier, parcimonieusement distribuées juste avant la sortie. Mais après douze ans d'attente, on n'est pas à six mois près, non? On connaît au moins quelques ingrédients de ce nouveau plat sûrement relevé: fortune fromagère, Al Capone, activités paranormales, bandits à moto, paquebot accostant en Hongrie (!), espions anglais, Nazis nazis, big band…

Les trois cent quatre-vingt-quatre pages de Shadow Ticket paraîtront donc le 7 octobre prochain, et des négociations sont en cours en France afin d'en acquérir les droits en vue d'une traduction. En attendant de vous dire (très prochainement plus), voici les informations dont on dispose pour l'instant…




mardi 8 avril 2025

Perec de 8 à 10

 


L'Œil ébloui continue son exploration non de Perec, mais des nombreux Perec qu'écrivains et artistes ont reçus en héritage plus ou moins oblique. Trois nouveaux titres paraissent cette semaine, les numéros 8, 9, 10 (plus que 43 titres à paraître !)

Le numéro 8 nous donne à voir les photos que pris l'ami de Perec, Pierre Getzler, lors de deux des trois glorieuses journées d'octobre 1974, quand l'écrivain s'assit à une table de café et tenta de capter tout ce qui se passait et ne se passait pas place Saint-Sulpice. Chaque photo cadre un pan d'espace, plus ou moins habité, où souvent n'advient qu'un temps figé, souvent barré par une verticale (un arbre, un poteau, un panneau) comme si, telle une aiguille marquant un éternel midi, l'espace-temps était balisé par de concrets fuseaux horaires. Des voitures, des bus, des passants: une place qui ne laisse place qu'à elle-même, mais qu'il faut quand même décrire, c'est-à-dire, écrire, autrement dit déplier l'image en segments syntaxiques, tout comme les photos de Getzler réécrivent un ensemble en le sectionnant en parties.

Le numéro 9, signée Sophie Coiffier s'efforce de lire certaines images à la lueur de l'œuvre de Perec. En partant de la grille mi-conceptuelle mi-ludique qu'est le jeu de taquin (en gros un puzzle aux pièces carrées ménageant une case vide par où faire passer les autres pièces), l'auteure de L'éternité comme un jeu de taquin, opère donc des rapprochements – comme on fait coïncider des bords – afin que le sens, magnétisé, attire d'autres aventures formelles. Ce pourrait être un exercice, c'est en fait une quête, entre vide et plein, où Perec, de cavalier seul, devient arpenteur de cases.

Le numéro 10, qui s'intitule Le timbre à un franc, est signé par le pataphysicien Jean-Louis Bailly. Il égrène divers croisements avec l'œuvre et l'homme, entre autres comment le chapitre XXII de La Vie mode d'emploiI (qui était alors en cours d'écriture) lui est arrivé par la poste, suite à une démarche que Bailly avait faite auprès de GP, afin de publier un de ses textes dans une revue au titre rousselien, Nouvelles Impressions. C'est aussi, en creux (et en bosses, aussi) un portrait cubiste de Bailly, dont certains angles entrent en relation géométrico-affective avec les textes de Perec.

______________

Pierre Getzler, Place Saint-Sulpice les 18 & 19 octobre 1974

Sophie Coiffier, L'éternité comme un jeu de taquin

Jean-Louis Bailly, Le timbre à un franc

tous trois parus à L'Œil ébloui, dans la série des 53 Perec.