mardi 6 septembre 2022

Lambert Schlechter: voyez comme ce nom vous est déjà familier.


On le sait depuis un méga bail désormais: les grands écrivains ne sont plus publiés par les "grands" éditeurs. Ces derniers ont trop à faire avec la gestion capricieuse de leur fonds et la mise en avant d'auteurs sans lendemain mais susceptibles d'un lectorat aussi sonnant que trébuchant.

L'ardente Pizarnik est publiée par les éditions Ypsilon depuis dix ans; Jean-Louis Giovannoni va et vient aux éditions Unes; "A" de Zukovsky, ce monument de la poésie américaine, se trouve aux éditions Nous, tout comme le nécessaire Bernard Collin; la coréenne Kim Hyesoon figure aux catalogues de Circé et Decrescenzo; Benjamin Fondane brille au Temps qu'il fait éditeur; Philippe Denis reste au Bruit du Temps; David Besschops survit au Coudrier, à L'Âne qui butine; on s'étonne presque qu'Artaud ne soit pas chez Argol. Hormis, dans une certaine mesure bien sur, P.O.L et la collection Poésie dirigée par Yves di Manno chez Flammarion (j'en oublie, pardon), on ne trouvera guère de soi-disant grands éditeurs désireux d'épauler des écrivains en vive recherche. Faut-il s'en plaindre? La confidentialité d'un auteur tient moins à son éditeur qu'à puissance discrète. Et le fait que dès qu'il aspire à élargir son lectorat, souvent sa vue baisse, sa plume pâlit, et délaissant l'ombre subversive pour la clinquante proie il pond plus qu'il n'accouche.

Tout ça pour dire que, bien que méconnu sans doute, on gagnerait à lire et relire l'immense Lambert Schlechter, qui ne dépareillerait pas dans la Pléiade si celle-ci arrêtait de dormessonner. Or, il se trouve que les éditions Phi viennent de publier sa somme, autrement dit Le Murmure du monde, ouvrage sous-titré "40 ans d'écriture". Oui, voilà près d'un demi-siècle que cet écrivain luxembourgeois s'ingénie à faire de la page un monstre d'événement, un creuser où bout et prolifère des pensées directement arrachées à la langue et confiées aux méandres d'une syntaxe si souple, si intelligente, si généreuse que le lire revient à redécouvrir un mouvement mental. On l'a rapproché, bien évidemment, de Bernard Collin, en ce qu'il semble calibrer son dire dans des "proseries" (son terme) de taille modeste, en un geste patiemment et obstinément réitéré. Tour à tour – non: simultanément – moraliste sceptique, poète insaisissable, philosophe impie, pornographe étoilé, mémorialiste gourmand, érudit roué, romantique contrarié, baroque hirsute,  talmudiste farceur, cubiste aléatoire, réaliste halluciné, Lambert Schlechter  a le don d'imaginer la phrase comme si elle pulsait d'on ne sait quel radar intérieur, qui capte tout, transforme tout; cet homme, qui a vu son immense bibliothèque réduite en cendres, et avec elle ses centaines de cahiers, s'est relevé sans cesse du verbe pour, avec une simplicité digne d'un Ignace de Loyola défroqué ou d'un Saint-Augustin dandy, écrire tout bonnement l'aventure de l'écriture (son écriture) – imaginez Roger Laporte ouvrir en grand sa fenêtre et dire le monde, le monde tout comme son reflet intérieur. Imaginez Thomas Bernhard enclin à se confier sous l'aile tiède de Baudelaire, le regard dur de Gottfried Benn, les claques d'Eschyle et les bourrades de Beckett.

"Je dois utiliser ma tête, pensais-je dans ma tête, aussi longtemps que je l'ai, puisque, pensais-je, ça ne peut que se gâter, et bientôt je n'aurais plus assez de tête, pensais-je, pour développer des pensées à propos de ma tête, maintenant il me reste assez de tête, pensais-je, pour thématiser, la dégénérescence de ma tête, et arrivera sans doute bientôt le jour où je serai encore capable de formuler le mot 'tête' sans me rendre compte que c'est de ma tête qu'il est question […]"

Aucun extrait, il va de soi, ne peut rendre l'ampleur de la palette de Lambert Schlechter. Il est l'incarnation de la phrase telle que cette dernière ne peut survivre qu'affranchie de tout et nourri d'encore plus. Qu'il décrive, disserte, raconte, ressasse, doute, dépiaute, c'est toujours la syntaxe qui, en lui, à travers lui, parle, à la façon d'un trait scandé par un inépuisable sismographe directement branché sur ses organes, gage pour nous d'inlassables vertiges. Parce que délicieusement sexuel, parce qu'impitoyablement mental, Schlechter devrait figurer sur tous les rayons consacrés à la parade sauvage – revenu de tout et du Harrar, Rimbaud lui aurait prêté sa soutane. Rares sont les écrivains inépuisables. Qu'il parle de ses crayons (qu'il taille comme des pipes édifiantes) ou de Beckett, qu'il songe à Kafka ou évoque la pivoine de Cervantès, constate que Cendrars meurt au même âge que Malherbe, parle du travail des massacreurs hutus,  s'envole dans les cols des Cévennes ou décroche Orion, son projet reste le même, et digne d'un Montaigne imprégné de Lascaux: dire sur quelle surface telle trace osa s'arrêter, et faire qu'en le lisant on comprenne qu'elle continue d'aller et venir, cette trace, comme si la pierre d'hier et le corps d'aujourd'hui n'étaient qu'une même matière, celle, labile et opiniâtre, de la page, cette stèle en forme de vague sans cesse recommencée.

Lambert Schlechter: voyez comme ce nom vous est déjà familier. Et si vous hésitez à vous lancer dans Le Murmure du Monde, 40 ans d'écriture, allez sur sa page wikipedia et prenez des notes, puis foncez chez votre libraire commander un titre. N'importe quel titre. Car tout est dans tout et le reste dans Télémaque.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire