Ça a commencé par une banale visite dans l’atroce nuit
fuligineuse des lectures enfantines, quand le doigt ignare suivait encore en
rampant le cortège engourdi des mots sur la page, le corps pareil à un cocon
coupable sous la chitine des draps.
Non pas le premier livre, qu’on oubliera toujours, mais le deuxième, plus retors,
plus dangereux, comme l’est pour l’éthylique le deuxième verre, prélude au
troisième et à ses innombrables frères. Ça a commencé par ce nigaud d’Isidore venu
frapper à la porte de son ami, et ne venant que pour se plaindre, que pour se
lamenter, un être pétris de jérémiades et de désinvolture qui avait perdu une
chose triviale, un objet sans intérêt, une chose que lui avait prêtée sa
grand-mère et qu’il avait, dans son immense, sa formidable, son incommensurable
étourderie de singe voué à n’être que cabrioles, égarée.
Puis tout bascule, le décor change, l’enfant tremble en
tournant la page qui hurle sur ses gonds invisibles de colle et de carton, car
voici que l’ami du singe trouve l’objet manquant, ce petit objet a dont l’apparition et la disparition,
soumis aux lois iniques de la pulsion de répétition, n’auront de cesse dès lors
de ravager le monde, sa représentation, sa volonté de puissance devenue, par le
truchement de cet objet – une gomme, faut-il le dire ? – désir de
destruction, et tout cela bien sûr l’enfant le sait, il le sent, car il est lui
aussi l’ami d’Isidore, ce naïf instrument que le hasard change en monstre de
pacotille, en vicieux démiurge, et toute sa vie, toute sa vie de lecteur tantôt
exalté tantôt abruti tantôt acquiesçant tantôt refusant tantôt compatissant
tantôt méprisant, toute sa vie vouée aux livres et à leur vivant venin, il
restera ce doppelgänger sans foi ni
loi, celui qui retrouve la gomme et rend les formes au néant, toute sa vie tout
entière avalée par la voix des livres qui vont et viennent en lui comme des
vers sur une évidente charogne.
Oui, oui, toute sa vie il sera cette main qui d’une sèche
et définitive torsion efface, efface, efface, parce qu’on ne doit pas laisser
les formes pulluler ainsi, parce que les signifiants supplient à leur tour
qu’on les veuille rogner, amputer, cette main qui tourne les pages et dans le
même temps les froisse en esprit, hideusement, poigne de fou, poigne d’idiot,
et le soir quand enfin changé en farce d’adulte il va se terrer dans le cellier
de sa solitude, quand il renonce aux autres pour n’être plus que le
laquais de ses pulsions inférieures et méthodiques, c’est avec ce livre, le
deuxième livre de sa vie, qu’il sait avoir rendez-vous, c’est avec cette
brassée de pages souffreteuses qu’il se torche les yeux, hagard, tremblant, en
priant tout bas, tel un bagnard se lavant les coudes dans un bénitier, pour que
personne jamais ne sache qu’à son âge, plus proche de la fosse commune que du
placenta moisi, il lit, encore et encore et encore, ce récit de peu de choses,
cette fable où le bric copule avec le broc, cet opuscule intitulé Oui-Oui et la gomme magique.
Pourquoi sais-je, juste au bout de quelques lignes, qui les a tracées? Peut-être parce qu'il y a ces ruptures, ces détours, ces zigzags, cette férocité, cette ironie, ces rebours, ces dissonances, cette complicité avide ou distante avec qui les lira...Sans doute parce que c'est du Claro, ni jeu d'ombres, ni marché de dupes - juste magnifique...
RépondreSupprimerC'est carrément ma première veille "tardive" de lecture, lu tout d'un trait jusque bien après l'heure présumée du coucher, qui m'aura valu une franche engueulade sur le thème "lire ce n'est pas très sérieux quand même" et le retrait de ma lampe de chevet pour éviter de tel débordements. Autant dire le début de l'addiction quoi, avec vol de lampe de poche, technique de camouflage et capacité à lire discrètement en toute circonstance...
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