jeudi 12 mars 2015

Une exaltation inédite: António Lobo Antunes

Dans Au bord des fleuves qui vont, le dernier roman d'António Lobo Antunes paru récemment en traduction, le lecteur est confronté à une défragmentation du récit d'une impressionnante subtilité. Le dispositif est le suivant: un homme, qui porte le nom de l'auteur, est traité à l'hôpital suite à la découverte d'une grosseur possiblement maligne – une "bogue". Abruti par les médicaments, éprouvé par l'opération, hanté par la peur de mourir, l'esprit du narrateur va alors se changer en kaléidoscope, et toutes les couleurs et nuances du passé – le sien, celui des siens, de ses ancêtres – seront projetés à même la page selon une alternance surprenante: à un paragraphe où les souvenirs s'enchâssent et se bousculent succède une phrase prononcée, dans le présent ou le passé, instaurant un rythme de contraction et de dilatation. Bien sûr, dit comme ça, on pourrait avoir l'impression d'une immense confusion. Mais précisément, c'est la confusion qui est ici au cœur du livre. Et c'est, pour un écrivain, un sacré défi: comment écrire la confusion sans qu'elle contamine jusqu'à la lecture elle-même? 

Plutôt qu'un flux de conscience, António Lobo Antunes travaille la pensée erratique de son double comme un mécanisme récepteur, qui capte des bribes, et dans le même temps s'interroge sur leur pertinence, la raison de leur surgissement, etc. Au fil des pages, des motifs se dessinent, qui reviennent, de plus en en plus net ou entêtant. Travail de précision qui permet au lecteur de discerner, dans la trame en apparence floue des souvenirs, les différents fils de la mémoire et de l'expérience. Ainsi de ce paragraphe qui contient en germe nombre des motifs récurrents:
"et on ne s'est pas soucié de sa souffrance ni de ses joues mouillées, il se souvenait du bruit de la terre sur le tambour de l'échine, d'un lombric devenu deux d'un coup de sarcloir et les deux se dévorant goulûment et du lézard apprenant à être pierre dans une brèche du mur et sur ce son père jouant au tennis à l'hôtel où logeaient les Anglais du wolfram et lui courant pour attraper les balles qui rebondissaient par-dessus le grillage, il a ramassé la dernière à côté de la piscine où se séchait une étrangère blonde et il est resté la balle contre la poitrine à apprendre à être pierre lui aussi dans une exaltation inédite"
Au bord des fleuves qui vont travaille le délitement de la conscience pour mieux explorer la magie des souvenirs, qui passent d'une génération à l'autre et tissent des toiles que le temps n'a de cesse de déchirer. On songe souvent à l'œuvre de Claude Simon, à cette façon de tâter la fragile couture entre les choses vécues et le souvenir des choses vécues, cette obsession pour la persistance des formes au cœur du chaos. La confusion comme forme d'exaltation: cela n'était possible, bien sûr, qu'au prix d'un travail patient et discret d'agencements, où fluidité et rupture sont les véritables protagonistes de ce voyage dans les limbes – voyage que la traduction  – magnifique – intense – précise – empathique – de Dominique Nédellec rend non seulement possible mais précieux, indispensable.
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António Lobo Antunes, Au bord des fleuves qui vont, traduit du portugais par Dominique Nédellec, éd. Christian Bourgois

2 commentaires:

  1. La beauté du chardon, la persistance du souvenir, l'âpreté du relief que colore l'écrivain pour livrer une œuvre dont on devinera la substance devenue se dégageant de la chrysalide objet littéraire. Je m'en vais le commander. Merci du conseil.

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  2. cette persistance des mots, qui reviennent et s'en vont, est une des caractéristiques de ALA
    je dirais même que cette écriture est plus une musique qu'autre chose.
    bien sur, ce livre "au bord des fleuves qui vont" est une expérience personnelle (sa maladie en tant que l'homme du lit numéro onze) mais c'est aussi son pays (ses pays) car il faut méler le Portugal et l'Angola où il vécu la fin de la guerre en tant que médecin-psy (livres terribles que "le cul de Judas" ou "mémoire d'éléphant")

    et puis il y a le retour dans un Portugal d'avant et d'après la révolte des oeillets, sa "bonne" société et son ineffable patriarche qui baise la bonne "mais avec mon chapeau"
    surement un Nobel loupé (c'était l'année de José Saramago)

    je l'avais écouté égrener ses souvenirs (peu de retour sur son livre de l'époque, il était déjà 2 ouvrages plus loin (entre traduction, édition et écriture)

    un grand monsieur

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