Mécanismes de survie en milieu hostile, le dernier livre d’Olivia
Rosenthal, est à la fois magnifique et stupéfiant. Magnifique parce que mystérieux, se
déployant lentement dans l’indéterminé, l’indécidable, avide de lumière,
d’éclaircies, de lueurs. Stupéfiant, parce qu’il exige du lecteur une troublante
subjugation, un apprentissage du texte, source d’exorcisme.
Le titre
pourrait laisser présager une méthode, voire une approche systémique, d’éventuels
conseils. Il n’en est rien, même si, comme on le verra, il y est question de
stratégie, d’occultation, de défense et d’acceptation. Mais tentons d’abord
d’expliquer de quoi il retourne.
Olivia Rosenthal a conçu cinq
textes qui sont comme autant d’étapes pour décrire le sentiment de peur lié à
la fuite, à l’abandon, la perte. Des situations sont dévoilées, un espace est
visité, des sensations dépliées. Peu de repères, pas de nom, quelques indices.
Une enfant attend le retour de ses parents qui ont dû partir suite à l’annonce
d’un drame. Une femme a choisi de laisser sa compagne dans un fossé afin d'échapper à une menace. Une partie de cache-cache génère troubles et angoisses… Chaque texte
comporte en outre en son sein, à la façon d’une ritournelle, le récit d’une
expérience limite, NDA ou coma. Des témoignages cliniques, mais pas seulement,
dans lesquels persiste une ambigüité de plus en plus perturbante. Enfin, chacun
de ces cinq textes se voit adjoint une coda, où des "intentions" sont signalées.
Cinq mouvements, donc, assortis de thèmes récurrents, pour une symphonie des
ombres.
Les textes semblent pris entre
une presque abstraction (une désorientation à la Beckett) et une réalité néanmoins
tangible (les pièces d’une maison, la géographie des jeux d’enfant, un paysage
d’errance). Où sommes-nous ? Quel est ce livre qui contient des espaces
qu’on devine mentaux mais où les souvenirs semblent encore prisonniers du
réel ? Ce qui est décrit relève-t-il de l’expérience refoulée ou est-il
déjà l’amorce d’une fable, la métaphore d’un lien vicié avec le monde ? En
fait, ce livre aurait pu s’intituler tout simplement : Limbes. Car on est ici dans une
interzone fragile, un univers-hiatus, où la narratrice s’interroge sans cesse
sur son entourage, sur les êtres qui se sont absentés (et vont ou non revenir),
sur ce qui menace et sauve. Mais c’est au lecteur qu’il revient de lier ces
récits avec les témoignages-traumas, composés en italique, où se débattent
d’étranges morts-vivants.
L’inquiétante familiarité du
livre tient en partie à la cohabitation tremblée de ces textes-exorcismes. Peut-on
survivre sans se piéger soi-même ? Survivre, ce peut être nier la mort,
refuser la grande lumière blanche au bout du tunnel, mais ce peut-être aussi fuir
l’autre, refuser de s’engager, concevoir des stratégies d’évitement contre les plaies
et bosses qui vont avec le métier de vivre. Mais même les limbes dans lesquels
on se réfugie exigent une extrême vigilance. Comment rester caché ? comment
finir par se laisser trouver ? (La narratrice elle-même avance masquée,
puisqu’il faut attendre à chaque fois un certain temps avant que la grammaire
trahisse le sexe de celle qui parle, à la faveur d’un adjectif ou d’un
participe passé.) Comment survivre, surtout, à soi-même ? Le passé est-il
une maison qu’il suffit de déserter ? Passons-nous sans cesse d’une scène
de crime à une autre?
Les oscillations créées par ces
textes déplaceront le lecteur,
lentement mais sûrement, vers un lieu terrible, une pièce condamnée, celle du
trauma et de son déni, et les deux derniers chapitres permettent alors de mieux
comprendre les tours et détours par lesquels est passé le livre. Si
l’autobiographique a jamais eu un sens en littérature, c’est dans ces pages intenses
où l’auteur se met en danger, non en s’exposant dans l'impudeur ou la posture, mais en faisant de la
conscience un personnage à part entière, un enfant perdu dans la nuit de la
mémoire. Au final, le lecteur aura vécu mentalement et physiquement l’aventure
du texte, son extrême palpitation – et sa générosité absolue. L’écriture
d’Olivia Rosenthal est un secret en soi, et un trésor pour nous.
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Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile, éd. Verticales – 16,90 €
J'ai essayé de trouver une phrase avec les mots en italique, je n'ai pas eu le même succès qu'avec ceux en caractères gras...
RépondreSupprimer(curieuse alors...)(alors que le titre donnait pas très envie)(ha oui, à cause de "L'abandon du mâle en milieu hostile")(et autres titres austyle un peu convenu)
RépondreSupprimerDois-je partager vos lignes avec les miennes ? Puis-je mêler à vos limbes celles de mes mots ? Au diable ce tas de manies ! Je me lance, que dis-je une péninsule... et voici :
RépondreSupprimerhttp://vivrelivreoumourir.over-blog.com/2014/09/olivia-rosenthal-mecanismes-survie-milieu-hostile.html
Bon, j'ai craqué, hier je suis allé à Brest et je me suis pourvu et de L'Histoire de mon pigeonnier et des Mécanismes de survie... me voilà paré pour le week-end au coin du feu ! Ca tombe bien, la météo s'y prête !!!
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