vendredi 28 mars 2014

Eine kleine nacht moujik: Brodsky transfiguré

S'il y en a encore pour douter du grand écart qui peut exister entre différentes traductions du même texte, qu'ils aillent donc fureter dans les Vingt sonnets à Marie Stuart, de Joseph Brodsky, que les éditions Les doigts dans la prose viennent de publier en quatre langues: en russe, tels qu'ils furent publiés en 1977; en traduction anglaise (effectuée par Peter France et revue par l'auteur); enfin en français, d'abord par Claude Ernoult (traduction parue chez Gallimard en 1987) puis, last but not least, par André Markowicz (traduction parue également en 87 dans le numéro 15 de Lettre internationale). Ne connaissant pas le russe, je ne me prononcerai pas sur le degré de "fidélité" de ces trois traductions; mais s'il nous faut appréhender les vers de Brodsky dans leurs diverses transmigrations, convenons que le texte témoigne d'une puissante malléabilité. Prenez par exemple le sonnet VI — en voici trois versions:

Peter France: Paris is still the same. The Place des Vosges / is still, as once it was (don't worry), square. / The Seine has not run backward to its source. / The Boulevard Raspail is still as fair.

Claude Ernoult: Paris, je te le dis, n'a pas changé. La place / des Visges reste encor parfaitement carrée./ La Seine vers l'amont ne s'est pas écoulée. / Le boulevard Raspail garde sa même grâce.

André Marcowicz: Paris ne change pas. La Cour Carrée, / sans blague, n'est pas plus triangulaire. / Les Cygnes sont rentrés chez Baudelaire, / le fleuve-Seine coule sans marées.

    Paris ne change pas, certes, mais sa perception poétique dans les vers de Brodsky, si. J'ignore comment a fait Markowicz pour sentir passer l'ombre de Baudelaire, mais le connaissant, je me doute qu'il a ses raisons. Il est possible que Brodsky ait fait une allusion à un poète ou à un vers (russe?), et que Markowicz ait cherché un équivalent à cet écho – procédé sur lequel il s'explique dans sa postface. Le fait est que, ce qui frappe, à la lecture de ces poèmes si souvent divergents, c'est moins les écarts de sens que le ton adopté, la rythmique. Là où Ernoult respecte la foulée alexandrine, Peter France préfère une certaine simplicité, et la concision, tandis que Markowicz, rompu au sonnet russe par la pratique de Pouchkine, n'hésite pas à marquer la cadence et faire chalouper la métrique.
    Que déduire de ces grands écarts? Qu'on nous gruge et nous filoute? Qu'il y a grabuge et entourloupe? Non. Qu'on nous balade? Mieux: on nous ballade. Le poème originale "ballade", au sens musical, ses interprètes, qui n'ont pas tous le même clavier ni le même doigté, encore moins la même oreille. Car c'est le poème qui produit sa traduction. Il met en œuvre une poétique qui, à son tour, en appelle non pas une autre, mais d'autres, et l'on aura un plaisir égal à lire ces trois versions, comme si l'on observait l'objet originel selon trois éclairages, ou encore comme s'il s'était prêté à trois mastications, trois torsions, prenant plaisir à transmuer, acceptant la transfiguration dans toute ses musicales subjectivités. Comme le dit Markowicz dans sa postface:
"Au total, l'enjeu était bien de reconstruire en français une mémoire ironique de ruines russes devenues françaises tout en restant totalement russes – mais de ruines vivantes et vibrantes."
Désormais, la Marie Stuart de Brodsky, d'abord reine, puis statue et enfin sosie d'une femme aimée, peut entamer une nouvelle métempsycose et vivre pleinement sa vie rêvée d'entre les mots.
_______
Joseph Brodsky, Vingt sonnets à Marie Stuart, traductions par Peter France, Claude Ernoult et André Markowicz, éd. Les doigts dans la prose, 18€

8 commentaires:

  1. Et bien voilà, je n'avais pas rêvé hier, j'avais bien vu un post sur Brodsky, même si c'était très fugace... à peine entrevu, il avait disparu ! Tel le furet de la chanson du bois mesdames, il repasse par là... merci Claro !

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  2. que ce soit pour
    Eine kleine nacht moujik
    ou
    Les souffrances du jeune ver de terre

    on sent bien que la maitrise de la langue teutonesque de Claro est encore balbutiante
    (methode a 3-4000, pas plus)

    en progrès tout de même

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  3. "Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
    Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel)

    "Le Cygne" (Les Fleurs du mal). J'apprécie beaucoup chez Markowicz qu'il arrive, en tant que traducteur, à débusquer et transcrire les allusions qui font sens, sans tout à fait les dévoiler ni asséner doctement la note de bas de page qui tue le plaisir. Et comme il sait qui a lu qui... Well, quelle chance.

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  4. Le Cygne (Tableaux parisiens)

    I.
    (...)
    Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville)
    Change plus vite, hélàs ! que le coeur d'un mortel) ;
    (...)

    II.

    (...)
    Paris Change ! mais rien dans ma mélancolie
    N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
    Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
    Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

    Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :
    Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
    Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,

    Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
    (...)

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  5. De l'oeuf à la poule... ou de la poule à l'oeuf...
    Expliquez-moi !
    http://larepubliquedeslivres.com/comment-baudelaire-est-entre-par-effraction-dans-un-vers-de-brodsky/

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  6. Bonjour, j'aimerais savoir de qui est la photo ci-dessus. Merci.

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  7. Proposer au lecteur plusieurs traductions, voilà la bonne idée, l'idée à déposer. Petit effort de plus, qui ne coûterait guère, proposer en regard l'original du texte ? (je sais, le russe, en France... mais pourquoi pas quand même? c'est une "langue 2" qui s'étudie en classe ).

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  8. Proposer tout un choix de traductions, voilà la bonne idée ! Mettre aussi en regard le texte original et ce serait parfait.

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