Nous avons parfois, vis-à-vis des livres, une attitude de caviste. Tel
livre nous semble de garde et l’on se dit qu’on l’appréciera mieux d’ici
quelques années, quand il aura vieilli (alors que c’est nous, bien sûr, qui
auront pris de la bouteille). Parfois, nous n’osons l’aérer de peur d’être
déçu : tiendra-t-il ses promesses ? Mais parfois, nous le sifflons
presque sans respirer, comme si notre consommation passait avant notre
délectation. Nous le dévorons, comme
si, d’œnophile, nous étions subitement devenus carnivores. Notre soif, notre
appétit, d’où viennent-ils ? De nous ? Du livre ? Ou du trajet
qu’a parcouru le livre avant de se couler dans notre verre ou de rissoler dans
notre poêle ? D’où vient le livre ?
La liste des facteurs qui
président à l’arrivée d’un livre entre nos mains est aussi longue que complexe,
et même si l’on se croit seul dans le face à face avec la page, une fois venu
le moment – intime – de la lecture, le livre n’en reste pas moins chargé, tel
un souvenir se découvrant freudien, d’une myriade de parasites.
Qui
nous l’a offert, quelle était notre humeur quand nous l’avons acheté en
librairie, qui nous l’a prêté et surtout pourquoi, combien de temps
l’avons-nous laissé prendre la poussière, pourquoi l’avons-nous arraché à sa
poussière, pourquoi à ce moment-ci, et pourquoi n’avons-nous pas dépassé la
première page, etc. On pourrait ajouter à ces conjectures d’autres paramètres,
plus culturels : connaissons-nous l’auteur, avons-nous d’autres livres du
même auteur, est-ce le thème (signalé quelque part, en quatrième de couverture,
dans la presse, etc.) qui nous a poussé vers lui, est-il publié par un éditeur
en qui nous avons confiance ou au contraire dont nous n’avons pas aimé la
dernière publication ? Il faudrait parvenir à dessiner la toile d’araignée
au centre de laquelle nous nous recroquevillons avec le livre-mouche. Mais
peut-être est-ce nous, la mouche, auquel cas ce serait le livre qui, usant des
vibrations des nombreux fils au moyen desquels nous avons cru le ligoter, a
réussi à nous enrober dans sa chitine d’encre et de papier ?
Un livre offert par quelqu’un qui
nous indiffère n’a sans doute rien à voir avec un ouvrage glissé sous
l’oreiller par la personne dont le corps nous est le plus familier et l’esprit
le plus proche. Ce peut être pourtant le même livre. De là aussi notre gêne
quand quelqu’un qui nous agace conseille devant nous un livre qui nous est
cher.
Pourtant, la force des livres –
de certains livres – vient sans doute de ce qu’ils résistent à cette chaîne de
madeleines qui auraient dû nous les rendre insécables d’un être, d’un moment,
d’une situation. Comme s’ils avaient pris en otage un proche ou un lointain
pour mieux nous circonvenir ou nous empêcher d’accéder jusqu’à eux. Mais
parfois, ils effacent, du moins le temps de la lecture, jusqu’à l’ombre de la
personne/du contexte qui nous a poussé dans leurs poches – que se
passe-t-il ? Sont-ils profonds ? Détachés ?
Parfois, nous ne lisons qu’en
état télépathique. Chaque ligne fait vibrer l’écho d’une voix, la courbe d’un
geste – est-ce nous qui voulons demeurer attaché ou est-ce l’autre qui a si
bien choisi son appât que nous y mordons comme si nous étions gardon ? Un livre
vient toujours d’eaux troubles.
Ce qui est sûr, c’est que lorsque
l’écrivain écrit, il s’absente de ce débat. Il ne se préoccupe pas, a priori,
de tous ces coquillages qui feront accrétion sur la carapace de son livre. Il
n’écrit pas pour un pécheur précis : pas pour les solitaires qui portent
des bonnets en laine, pas pour les hommes d’affaires mariés de plus de quarante
ans, pas pour les amis des animaux qui aiment les vestes en velours. Encore
moins pour les amis des animaux qui aiment les vestes en velours et tentent de
faire passer un message aux hommes d’affaires mariés qui en pincent pour les
solitaires à bonnet – même si, bon, reconnaissons-le, certains écrivains
essaient de le faire, et souvent, ma foi, ils trouvent leur public, mais hélas,
ils ne pourront jamais dire, vu les moyens médiatiques mis en œuvre, que leur
public les a trouvés : leur surexposition les prémunit du plaisir qu’il y
a attendre que naisse le lecteur.
Maintenant, prenez le livre que
vous êtes en train de lire – et demandez-vous comment il est parvenu jusqu’à
vous et si votre lecture a gardé les traces de ce cheminement et s’en trouve
modifiée – magnifiée, amoindrie, déformée, enrichie, etc. Vous aurez, je crois,
matière à un autre livre. Et à d’autres cheminements.
C'est marrant, le livre que je lis actuellement c'est un Claro...
RépondreSupprimerEt le cheminement je le connais assez, je crois, c'est le même qui m'a menée,et me ramène, ici.
Avec gratitude.
On m'offre "Le Dictionnaire amoureux de Proust" que je n'aime pas beaucoup (le dictionnaire). Mais je le lis consciencieusement parce que je suis consciencieuse et que la donatrice est une amie. J'y apprends une chose : que les fameuses "vertèbres" sont un "véritables" mal lu. Contente d'en finir, je me dis qu'au fond, je n'ai qu'une envie : relire la Recherche. Ce que je suis en train de faire depuis un mois sans aucun souvenir du "Dictionnaire". Mais ma nouvelle lecture de Proust, elle, est modifiée pour de tout autres raisons, parce que j'ai quelques années de plus au compteur, qu'entre-temps j'ai lu d'autres livres, etc....
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