mardi 29 avril 2014

Enough pour faire un monde : les dits transverbérés de Pou

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Imaginez deux langues entrelacées : baiser bilingue ? Les choses peuvent-elles infiltrer les mots ? Quelle musique tirer des soupirs de la sainte et des cris de la fée ? Disons que le nouveau livre auteur de Jody Pou (dont on avait évoqué ici le livre précédent), I thought j’irais en bloom, modifie notre approche du nuancier linguistique. Que fait Pou ? Ecrit-elle en français en convoquant l’anglais ? Ecrit-elle en anglais en laissant le français y prendre ses aises. S’agit-il d’une écriture croisée, greffée ? Il faudrait, plus exactement, mais aussi plus extatiquement, convoquer la pulsion baroque. Musique, donc :
« les mains qui tombent à ses côtés, la tête en arrière pour traduire earthly pleasure douleur, ripping ses entrailles dont elle, la sainte, dit qu’elles sont tombées en dehors de son corps, lips parted in ecstasy, eyelids half closed, voluptuous but saintly extase dont l’église précise qu’elle est au-delà d’any earthly, explainable, understandable, rational, real, véritable, verifiable, logical, à posteriori, analytique, convaincante […]. »
Le milieu des choses, on le sait depuis au moins Deleuze, est nomade, il est à la fois point de tension en perpétuel déplacement et feu follet épris de lignes de fuite. En écrivant deux langues à la fois, Jody Pou instaure une rythmique du mitan qui lui permet d’ausculter plusieurs régions indécidables : l’extase, qu’incarne à jamais sainte Thérèse, dont la vibratile pâmoison – telle que mise en vagues par le Bernin – dit la tresse du oui et du non ; le théâtre baroque, où la torsion du poignet et l’inclinaison des doigts sont de subtiles valeurs propices aux modulations ; la chrysanthème qui ici joue le rôle non de l’absente de tout bouquet, mais d’indices de noces (celles du rose et du blanc) ; la notion d’espèce selon Darwin et la théorie du groupe ; la notion de sublime, etc.
S’il fallait nommer l’opération à laquelle recourt Jody Pou pour aider à la fusion du français et de l’anglais, on pourrait prononcer celui qu’elle-même démonte et déboite : transverberation.  « Trans » voyage alors, passant de la notion d’au-delà au verbe « transir », tandis que verberare penche d’abord du côté de la torsion, du coup de fouet, avant d’être fracturé en « verb » (dire, parler »), puis enfin « ver » + « berate » : la foi + le blâme. On assiste ici à une étymologie proprement extatique, puisque la raison cherche à se perdre dans des torsions échappant même à la foi. Mais cette « transverbération » – qui rappelle le fameux « transvertébration » de Proust – joue aussi comme un opérateur magique : le reflet pris dans le reflet démultiplie le visible et fait paniquer le sens.
I thought j’irais en bloom pourrait se dissoudre dans une échappée gnostique. Mais tel le chérubin veillant au désordre assoupi de Thérèse, son arc possède plus d’une flèche. On croisera donc aussi une boîte mystérieuse dans ce livre, qui n’est pas celle de Pandore, mais un contenant à la couleur changeante, un signifiant qui passe du rouge au rose-blanchâtre, comme un sang devenant chair puis os ; ainsi qu’une mystérieuse inscription sur le mur d’une cellule vénitienne, dont Byron aurait gardé souvenir.
Les six dernières pages du livre, comme inséminées par les avancées et écarts des pages précédentes, se laissent entraîner dans l’ADN d’un véloce monologue extérieur, où les motifs, comme brassés par Bach, peuvent se frôler et se répondre :
« […] masculin ou féminin, dans la nuit américaine ou nuit ou jour, Small et all askew on a seemingly symmetrical sphere that n’en est pas and sings its own vibration, nommant ce they that are with us here mais non pas nous, that are naming par nécessité ensemble what it is we are, rhizome, fluttering and vibrating, witnessing same or other, tuning on itself, spiraling in its painted, mutli-colored auto-portrait, reliques strewn, poussière, spinning,

matter

in bloom. »
La transverbération comme stade transi de la traduction ? We nous too l’espérons.

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Jody Pour, I thought j’irais en bloom, suivi de Ecrire Teinture, éd. Le Bleu du Ciel, 16 €

1 commentaire:

  1. Jody Pou est surtout une superbe chanteuse : http://www.shskh.com/www/
    A la voix puissante, un peu intemporelle. Chaque fois que je l'écoute, j'ai l'impression de me retrouver à la Renaissance ou dans une scène coupée de Perceval le Gallois.
    On dirait d'ailleurs, à lire les extraits que vous avez donné qu'elle écrit aussi avec sa voix, cette voix qui monologue et ne cherche que le son de son propre timbre.
    Comme une cantatrice qui jase.

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