mardi 19 février 2013

Le marathon immobile

Une ville, on le sait, est un organisme. Walter Benjamin en a disséqué l'anatomie, inféré la masse et les mouvements d'après les membres en cours de fossilisation (mercantile) de ses passages. Baudelaire y a traqué la beauté et la laideur, depuis la jambe de la passante jusqu'au regard du chiffonnier. Joyce en a pelé les strates et organisé les itinéraires.
Mais la ville, comme tout organisme, peut se détraquer. Et surtout, forcer l'écrivain à sortir de chez lui, à sortir de son devenir-écrivain pour simplement l'arpenter, afin, peut-être, de redevenir écrivain différemment
La crise affecte les villes, la chose est entendue. Conscient qu'il se passait quelque chose dans les rues d'Athènes, l'écrivain grec Christos Chryssopoulos descend un jour dans la rue – il en sortira un livre: Une lampe entre les dents, sorti chez Actes Sud ces jours-ci.
Nous sommes en décembre 2011:
"On aurait dit que quelque chose, imperceptiblement, venait de mal tourner. Comme un appareil qui tombe en panne: avant qu'il ne lâche, il se passe quelque chose d'anormal – il fait un bruit bizarre ou tout d'un coup il ralentit."
Plutôt que de s'acharner sur la page blanche, qui lui résiste, il part à la découverte de cette ville qu'il pense connaître mais dont il pense ne pas encore savoir déchiffrer les signes. Il a le sentiment que "la ville s'est retournée sur elle-même. Comme on retourne une chaussette." Il va donc errer, tenter de devenir flâneur, même s'il est bien entendu qu'on est loin de la flânerie telle qu'on la concevait au dix-neuvième siècle. Désormais, le flâneur est passif et actif. Il peut bloquer un carrefour ou se changer en boîte aux lettres, tout interpréter sauvagement ou voir à travers les yeux d'un animal.
Chryssopoulos ne cherche pas à prendre le pouls de la ville, mais à comprendre quel est ce sens étrange qui y coule et dont le goût a changé. Ni sociologue ni ethnologue, mais un peu des deux, en hybride songeur, il marche, s'arrête regarde, discute même, parfois, comme avec ce SDF qu'il retrouve à plusieurs reprises sur le même banc. Il recueille, entasse, laisse aussi les informations s'éparpiller. Il comprend peu à peu une chose essentielle, qui peut se résumer par la phrase que lui assène deux ou trois fois le SDF: "La rue, tu peux pas en sortir." La rue vécue comme un intérieur, l'extérieur vécue comme une prison à ciel ouvert. La démarche de l'auteur – à la fois distanciée et mouvante – l'oblige à questionner jusqu'à son statut d'écrivain:
"Ainsi, m'exprimant à la première personne, je finis par me portraiturer sous les traits d'un écho en mouvement. Je ne suis rien de plus qu'un nom. […] La relation à soi-même passe par une écriture qui masque et dévoile en même temps. Là réside la difficulté de son travail: l'écriture exige d'accepter qu'une partie de lui soit à découvert, livrée au public, et que tout un chacun puisse le feuilleter à sa guise."
Il en découle, pour Chryssopoulos, une similitude entre écrivain et flâneur. Tous deux veillent à ce que leur conscience soit à la fois réflexive (penser ce qu'ils font) et absente (échappant au temps et à l'espace concerné: page ou rue). Sans jamais tomber dans l'écueil du compassionnel, l'auteur d'Une lampe entre les dents finit néanmoins par éprouver une difficulté à rester chez lui, dans ce qu'il appelle la "pièce des spectres" (le lieu où il écrit):
"[…] j'ai souvent l'impression d'être un traître quand il m'arrive de rester un jour chez moi. Je déclare: 'J'ai envie de sortir.' Je savoure les rues aveuglément, je me laisse conduire par elles, je ne rentre que lorsque je suis exténué et rien ne m'interdit de succomber de nouveau à ce plaisir le lendemain."
Bien sûr, cette addiction n'est possible que parce que l'auteur, à la différence de ces SDF de plus en plus nombreux, jouit encore de la distinction entre extérieur/intérieur. Il peut encore "voir" Athènes, même s'il a bien conscience que cette ville est "une fausse note géante qui jure à tous les coups". Athènes, ville des ruines. A tel point que le piéton, le flâneur se voit contraint de reconnaître que
"[…] les loques humaines, les débris humains qui nous entourent ne nous font pas grande impression. Et voilà que nous nous sommes transformés en un musée de ruines."
Le constat est douloureux, mais moins que la crise à laquelle il se réfère. Voilà un livre qu'on pourrait aisément ranger dans sa bibliothèque entre Pourquoi êtes-vous pauvre? de William T. Vollmann et, pourquoi pas, L'homme des foules, d'Edgar Poe. Comme une possible escale entre la radiographie de la misère et le questionnement de la solitude citadine.

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Christos Chryssopoulos, Une lampe entre les dents, chronique athénienne (traduit du grec par Anne-Laure Brisac), éd. Actes Sud, 16,80€

1 commentaire:

  1. Marcher est presque toujours une perte, une usure ou un déclin. (Dans le sens du déclin de Nietzsche qui est un déclin souhaitable). Même quand on sait où on va et pourquoi, on se retrouve facilement en état d'errance.

    Au moins les flâneurs ne connaissaient pas cette sensation de perte. On peut trouver ça vieux jeu mais ils butinaient grâce à leurs rêveries. Le réel n'était pas une fatigue ou une agression lente. Sinon, il y a aussi la marche philosophique avec un objet de pensée précis qui en règle générale s'estompe après quelques kilomètres...

    Et puis pour le marcheur, il y a ces moments du retour chez soi qui dont très particuliers qui peuvent être vécu comme repos ou enfermement.

    La marche surtout si elle est prolongée demande du travail de la résistance !

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