jeudi 3 janvier 2019

Enfin de grandes catastrophes


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En ce début d’année, je vous sens fébrile. Et vous êtes fébrile parce que vous êtes inquiet. Votre inquiétude est légitime, elle a les contours d’une fièvre et, comme elle, part non d’un bon sentiment, mais d’un sentiment agité. Vous êtes fébrile parce que vous redoutez le moment où cette fébrilité s’estompera pour laisser place à une comédie de sérénité qui n’abusera que votre reflet. Restez donc fébrile, et pour cela lisez  la revue Castatrophes, riche en éclats de poésie contemporaine, qu’a brillamment coordonnée Pierre Vinclair, avec la collaboration de Laurent Albarracin et Guillaume Condello. Un numéro d’une haute tenue, comme on dit, de cette revue née en ligne il y a un peu plus de deux ans.

La poésie américaine s’y voit accordée une belle place, entre autres avec un texte d’Eliot Weinberger (auteur admiré entre autres par Enrique Vila-Matas), intitulé « Mahomet », extrait de son livre An Elemental Thing (et non « elementary » comme il est écrit en fin de texte, mais l’erreur est humaine, ne pinaillons pas). Le texte de Weinberger est suivi d’un texte impressionnant signé Serge Airoldi, qu’on avait pu découvrir déjà il y a deux ans chez Arléa avec son Rose Hanoï. « Voici l’espèce », texte post-joycien à la cadence anaphorique, où la naissance est à la fois mythe et surgissement, envoûtant et puissant, jamais prisonnier de sa forme :
« j’éclos de la crainte de la mort, des cadastres sans forme, des murailles hautes d’Avila, comme une incertitude même du terme & du lieu de la cité. J’éclos de la fin promise du fatâ, le jeune guerrier. J’éclos dans le grain de la voix paisible. Le timbre si doux, si terrible, d’une vieille femme antique – le diable est le dieu sens dessus dessous. Le dieu n’est que le locataire de l’homme, tu imagines la qualité de sa permanence. »
Parmi les autres textes, citons encore « Dèze le mécréant, pionnier allophage », d’Alexander Dickow, dédié (tiens tiens) à l’excellent Adam Biles – certains ont peut-être lu Dickow chez l’éditeur Louise Bottu. Bon, je vous laisse découvrir le sens du mot « allophagie ».

Vous trouverez également dans ce recueil des textes de Pierre Lafargue, où bégaiement et association d’idées travaillent la glotte du lecteur ; un texte à deux mains signé Pierre Lenchépé et Ivar Ch’Vavar, où la phrase recommence en début de ligne comme si la violence du retour la hissait sur des ergots ou tranchait net sa nécessaire interruption spatiale (lisez, vous verrez…) ; des poèmes de Cyril Wong, traduits al dente par Pierre Vinclair, qui a rapporté de Singapour de bien fortes choses, apparemment. Ah, j'allais oublier: un texte intitulé "Planète plate", variations sur un espace échappant à toute logique géologique mais poétique de par son immanence mentale, signé Fabrice Caravaca – ce dernier dirige par ailleurs les excellentes éditions Le Dernier Télégramme:
"La planète plate parce qu'elle est planète-plate gronde aussi comme la possibilité de l'orage. Elle radiographie l'ensemble des ciels et en remuant dans ses nuits elle renvoie ses craquements ou ses grondements sur tout l'espace immense qui est le sien. Toute la planète gronde, craque, émet des sons qui se répercutent d'un bout à l'autre des territoires. Echos multiples traversant la surface de la planète et qui se répercutent ans l'infini possible des sons."
Bref, vous l’aurez compris, en matière de revue poétique, c’est LE coup de cœur de ce début d’année. Renoncez à acheter ce roman fibreux dont tout le monde vous cause et ruez-vous chez un libraire pour acheter (ou commander) ce Catastrophes qui, bien sûr, se veut bouleversement.

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Catastrophes, éd. le corridor bleu, 20 €