mercredi 7 novembre 2018

D'un livre qui en est deux


Quand on interroge un écrivain sur son œuvre, on oublie souvent que l’objet dont il s’agit reste irréductiblement double : le livre lu n’est pas le même que le livre écrit. Celui qui interroge l’écrivain parle d’un livre lu, fini, qu’il tient entre ses mains, qu’il peut feuilleter, citer, commenter. Mais l’écrivain, lui, n’a pas la même vision de son livre. Quand on lui parle de son livre, il sait bien sûr qu’on lui parle de cet objet de papier palpable, mais il ne peut s’empêcher d’en avoir une tout autre vision, une tout autre intellection, car pour lui le « livre » en question c’est avant tout l’immense accumulation des pages écrites, les passages biffés, les pistes écartées, les divers états qui se sont succédés ou surimposés, les divers rêves par lesquels est passé le livre, son état fantasmé tel qu’il l’a guidé tout au long de l’écriture.

Son « livre » est nettement plus touffu et mobile que celui, pourtant le même, dont on lui parle. S’il a bien sûr conscience et souvenir de l’état final, il n’en reste pas moins que ce livre est une espèce d’archéologie encore en mouvement, encore en tremblement, il est dense du temps souvent long qui lui a été consacré, et qui s’oppose à l’immédiateté de sa parution autant qu’à l’indécidable de sa fragile longévité. Voilà pourquoi, entre autres choses, il n’est pas toujours aisé pour un écrivain de parler de son livre – car « son » livre grouille d’intentions réalisées et d’esquisses avortées, les chapitres ont bougé, le début a été cent débuts, la fin est arrivée assez tôt, etc. Quand on lui cite une phrase, ce n’est pas cette phrase qu’il entend, mais toutes celles qui se sont entredévorées avant d’accoucher de celle-ci ; tel passage est pour lui moins lié à son point final qu’aux pénibles problèmes que ledit passage a causés à sa narration en s’imposant.

On lui parle d’une trajectoire précise là où il sait que des hasards nécessaires ont fait tanguer l’œuvre vers d’autres rives. Alors, à force d’être questionné, l’écrivain s’adapte, il se fait auteur, il donne les bonnes réponses, il formate un peu ses commentaires, la magie volcanique s’estompe, il faut apprendre à envoyer des signaux de fumée, qui plus est lisibles, et lisibles de loin. Pourtant, son livre demeurera à jamais une expérience, irréductible à la forme par défaut satisfaisante qu’il a fini par adopter.

1 commentaire:

  1. Lacoue-Labarthe explique ce qu'est le rythme dans "Pour n'en pas finir, écrits sur la musique". En trahissant sa pensée (en la généralisant avec hâte) et pour rejoindre votre post, on pourrait dire que le rythme, le moi et le livre sont pratiquement la même chose.
    Le rythme est le battement propre de qui se cherche en tant que sujet uni, et qui ne peut pourtant qu’accéder qu'à des reflets de soi, d'où la persistance d'un mouvement, d’une tentative de se voir en entier. Par exemple par l’écriture, et même lorsque celle-ci n’a rien de biographique.
    Le rythme est composé par le caractère qui est une forme finie mais sujette à des oscillations psychiques rendues par un phrasé. Le rythme est donc une sorte de graphie interne et même un alphabet intérieur auquel on tente de recoller par hantise. Il le dit de manière plus fine, mieux analysée.
    On se retrouve donc devant une sorte de grammaire autobiographique imposée qui est le rythme du soi pour s’amplifier. Le résultat serait plutôt le style que le livre, ou l’absence de style aujourd’hui qu’une conformité suffit aux apparences de pensée.
    Il y a donc effectivement de nombreux états de rythme, phrasé, tentatives d’unifier pour former le livre (ou plutôt trouver sa musique) pour définir justement ce qui échappe et qu’on tente de recoller.
    J’espère n’avoir pas été trop brouillon. C’est le matin et je suis plutôt philosophe du soir….

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