samedi 6 octobre 2018

Sternberg X27

Si vous n'avez pas encore vu le merveilleux film de Josef von Sternberg, le livre de Gaël Lépingle, Agent X27, devrait vous donner envie d'y plonger le regard (et si vous l'avez déjà vu, eh bien, raison de plus pour le revisiter). D'emblée, Lépingle revient sur l'accueil pas toujours unanime concernant Sternberg: ses embardées souvent empreintes de fantaisie ne répondaient pas forcément à la soif réaliste après le krach de Wall Street – Agent X27 sort en 1930. Il convient donc de resituer ce film, à la charnière de deux tendances: entre
"les films qui s'acharnent  à montrer l'épuisante présence au monde des corps (leur lutte, leur poids, leur chair) et ceux qui en font miroiter le reflet."
Le thème de l'espion tombe à pic, donc, pour explorer un monde de plus en plus réduit à sa représentation. L'espionnage, c'est la feinte assumée, la duperie élevée au rang d'art, une technique qui finit par l'emporter sur l'enjeu, qu'il soit patriotique ou financier. Espionner, c'est s'approcher de l'ennemi, s'en faire un ami, et procéder à l'estimation de ce que l'on est prêt à trahir.

Mais bien sûr, Sternberg ne se contente pas de chorégraphier l'espionnage – il fouette d'autres chats scénique, tord d'autres décors. Lépingle signale en particulier son rapport au muet, auquel il persiste à emprunter certains procédés, et pointe avec beaucoup de pertinence l'usage des fondus:
"(…) loin du simple effet de transition – que le parlant utilisera comme tel encore longtemps –, [ils] emportent vers une épiphanie plastique qui convoque le souvenir du muet, par le recours au seul langage visuel pour signifier la pensée d'un personnage (…)."
Lépingle insiste également, toujours à propos des fondus, sur l'utilisation de la musique de source dans Agent X27, et parle à cette occasion de "plans fantômes":
"Et quand un fondu enchaîné retrouve sa fonction de transition, alors sa durée extravagante vient signifier autre chose, une résistance à la disparition en même temps que sa fatalité."
Dans le film, où les miroirs abondent, tout fonctionne en duo, Marlène au piano, en liberté comme en prison; Marlène partagée entre sa proie et l'ombre d'une autre proie; Marlène marchant une première fois avec Barry Norton, puis une seconde, mais cette fois c'est pour aller vers la mort. Cette dernière scène, Gaël Lépingle la démonte avec jubilation, opposant le ridicule du sérieux (l'officier refusant de lancer l'ordre de tirer) et l'élégance de la résignation (Marlène profite du contretemps pour se remettre du rouge à lèvres).
Comment définir Agent X27. Pour Lépingle:
"Pas de sentimentalisme: Agent X27 est un film brutal. C'est une trajectoire morale, rectiligne, qui conduit une femme sans nom (ou qui refuse de le donner) du trottoir au peloton d'exécution."
Une brutalité qui s'explique en partie par le jeu sado-maso qui innerve une bonne partie du film. Et que met peut-être en relief cette "parfaite indifférence" que Desnos, comme le rappelle Lépingle, attribuait aux puissances cinématographiques… Agent X27, grâce à l'empathie érudite de l'auteur, apparaît alors comme un film tout entier happé par la possibilité de la mort, mais sollicité sans arrête par la danse des masques.
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Gaël Lépingle est réalisateur (Julien, Une jolie vallée, Seuls les pirates). Il a écrit pour la revue Vertigo et a coordonné avec Marcos Uzal, Guy Gilles, un cinéaste au fil du temps. Son livre sur Agent X27 est publié aux éditions Yellow Now.

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