jeudi 5 juillet 2018

Bergman, le silence et la traduction


Dans Le silence de Bergman, un enfant découvre que le monde est un langage qui ne s’apprend qu’à tâtons, par l’expérimentation, la peur et l’émerveillement. Pris entre une mère fortement érotisée qui fait l’économie d’un mari et une tante rongée par la frustration, il promène son regard et laisse courir son doigt sur la surface transparente des choses. A un moment du film, il pose à sa tante cette question fondamentale : « Pourquoi tu fais des traductions ? » Et celle-ci de répondre : « Pour que tu puisses lire dans une langue étrangère. » Sous son apparence faussement évidente, la phrase est bien entendu piégée, et dit autre chose que ce qu’on attendrait. En effet, à première vue, une traduction est justement ce qui permet de ne pas lire dans une langue étrangère, étant ce qui l’efface et la remplace, la supplée tout en l’éclaircissant. Aussi, en recourant à la formulation « lire dans une langue étrangère », la tante traductrice nous permet de comprendre différemment ce que peut être une traduction. On pourrait même mettre en lien ces deux instances, la mère et la tante, pour signifier la langue mère et le travail de translation. La traduction, par le décalage qu’elle opère, ce pas de côté à la fois familier et mystérieux, témoignerait ainsi d’une « alliance » indispensable.

On pourrait envisager l’acte consistant à « lire en traduction » comme une façon avunculaire de lire, et donc entendre la phrase « lire dans une langue étrangère » de la façon suivante : retrouver sa propre langue à l’intérieur d’une langue autre, lire « dans », dedans, dans les plis. La traduction ne serait pas alors une opération de remplacement, de mise à l’écart (mise à l’écart que s’impose et subit par ailleurs la tante du film de Bergman, sans doute parce qu’elle s’interdit la fusion avec l’étranger), mais quelque chose qui se produit au sein même de la langue étrangère, une métamorphose qui rend cette dernière soudain intelligible, comme suite à un processus chimique.

Dans le film de Bergman, l’enfant est confronté à deux méthodes d’appariement au monde : d’un côté la plongée muette dans l’autre, où l’incompréhension devient la garantie d’une jouissance sans entraves (mais avec le risque de voir larmes et plaisir se mêler, cf. la scène où la mère en pleurs se laisse prendre par son amant local – avec en premier plan les montants du lit, tels les barreaux d’une prison) ; de l’autre, la culture de la déréliction, le travail de traduction se doublant d’un isolement douloureux et destructeur (mais avec la possibilité, néanmoins, de communiquer sur des besoins fondamentaux : boire, manger, écrire, comme dans ces scènes où Ester demande au vieux maître d’hôtel de la vodka, à manger, de quoi écrire…). Derrière la partition éros/thanatos, on peut lire aussi le paradoxe plaisir/travail (celui-là même qu’une traduction aboutie se doit de résoudre?).

Ainsi, l’enfant apprend à la fois ce que déchiffrer veut dire et implique. Le premier mot qui l’interpelle est écrit sur la porte vitrée d’un compartiment – sa première question celle du sens ("Je ne sais pas" répond la tante-traductrice… autrement dit: "Il est trop tôt", ou "A toi d'insister…"). Puis voilà que le monde défile sous ses yeux derrière la fenêtre du train, dans sa succession et sa répétition – une chaîne de tanks comme autant de hiéroglyphes contraints d'épuiser leur sens premier. Par la suite, il lui faudra aller au-delà des apparences, pousser les portes de l'hôtel. Revêtir des déguisements. Contempler les morts des autres (les photos du vieux maître d'hôtel). Entrer dans le jeu. Bref, dépasser l’inconciliable (?) que lui proposent mère et tante, et qui dans le film se « traduit » à un moment par la concomitance de deux bruits : le bruit de la porte qu’on referme sur l’autre et le bruit des touches du clavier qu’on enfonce. Entre ces deux déclics, trouver la faille, la ligne de fuite. Découvrir sa propre langue dans une langue étrangère.