lundi 26 février 2018

Pas de prêt en dessous de la ceinture

Comme vous pouvez le constater sur la photo ci-contre, une bibliothécaire (je ne citerai ni nom ni lieu) a jugé bon non seulement de mettre en garde le jeune lecteur devant la teneur "érotique" d'un de mes textes, mais en outre de lui interdire de l'emprunter. Après diverses recherches, il semble qu'il n'y ait pas de législation très claire sur l'âge légal pour l'emprunt de texte "érotique" ou "à caractère pornographique". Moins de seize ans, moins de dix-huit-ans, petite pastille portant la mention "bisou" (!), chaque bibliothécaire doit se débrouiller avec sa conscience professionnelle.

Toutefois, je tiens à préciser, à l'intention de la personne qui a jugé bon d'affubler mon ouvrage de la mention "roman érotique – pas de prêt en dessous de 18 ans", que ledit roman – Crash-test, éditions Actes Sud – n'est absolument pas érotique. Enfin, je ne crois pas, à moins que ça m'ait échappé (que ça soit parti trop vite?). En revanche, il a à voir avec la pornographie, dans la mesure où, par l'entremise d'un personnage (une strip-teaseuse), il met en scène, littéralement, un discours critique virulent contre la domination masculine et, surtout, la culture du viol. Rien de très excitant, donc, on en conviendra.

Nos chères têtes blondes doivent-elles attendre l'âge légal du vote pour pouvoir lire une œuvre de fiction où la suprématie machiste est montrée du doigt (voire écrasée du talon)? En ce cas, j'en profite pour livrer aux lecteurs curieux l'extrait suivant, que je leur prête sans restriction d'âge. A eux de me dire si cet extrait leur semble plus nuisible à la jeunesse qu'un morceau de 50 nuances de Grey


"Ils sont sans doute persuadés qu’il est flatteur d’être convoitée, amusant d’être un cul, excitant d’être une proie – facile d’être facile. Et elle se dit qu’elle est pourtant incapable de les considérer, eux, comme de simples émetteurs de pulsions, comme de purs prédateurs de tergal, elle refuse de ne voir en eux que d’apprentis convoiteurs. Mais eux, que disent-ils, déjà ? Que c’est plus fort qu’eux ? Qu’ils ne peuvent s’empêcher de voir la viande sous le voile, le oui sous le non, leur main sur son cul ? Qu’ils obéissent bien malgré eux à l’appel de la chair, et n’en sont pas moins respectueux de sa personne, mais à un autre niveau, sur un autre plan ? A croire qu’ils cogitent, bandent, agissent malgré eux.

Des hommes-malgré ? Des violeurs-malgré ? Des malgré-maîtres, jamais repus de leurs prises, entièrement dévolus à l’hypocrite conquête de l’autre, animés et manipulés par des afflux de sang, des secousses spermatiques, des élans impétueux ?
etdansantau plus crude leur être ?
Elle aimerait voir en eux autre chose que des seigneurs de guerre déguisés en épiciers de galéjade, et ne pas les condamner tous, et ne pas leur donner la damnation en partage, et ne pas s’approcher d’eux en brandissant un sécateur afin qu'ils ne s’abusent pas quant à ses intentions —
                                                                                    — mais il y a les faits, il y a le charnier des faits, invisibles sous la cendre de leurs exploits mais qui ondoie comme un tapis d’asticots à chacune de leur déclaration."


mercredi 21 février 2018

Rencontre Traduction Bruxelles

Si jamais vous passez par Bruxelles, en vous rendant d'un point A à un point B, par exemple, profitez de cette belge escale pour faire un saut à la Foire du Livre. J'y serai jeudi 22 février pour débattre  à 15h30 avec le traducteur Albert Bensoussan (l'homme qui a dompté, entre autres, Trois tristes tigres de Guillermo Cabrera Infante). Voici les infos, à vous de jouer:


Par ailleurs, si vous vous attardez en soirée à Bruxelles, je serai à Passa Porta où je lirai des extraits de Jérusalem d'Alan Moore (pendant une bonne demi-heure – et, oui, vous aurez droit à un bout du chapitre "Battre la campagne"…) avant d'être cuisiné comme il se doit (al dente) par un libraire de pointe :





mardi 20 février 2018

Apparition-partition: l'extase selon Perrine Le Querrec

Bon, d'après mes estimations les plus récentes, on est mardi, raison de plus pour vous parler d'autre chose que des cendres de Michel Déon ou de la mémoire de Charles Maurras, qu'ils se décomposent en paix, c'est encore ce qu'ils ont de mieux à faire.

Je vous avais entretenu il y a peu d'un livre de Perrine Le Querrec, intitulé La Ritournelle, publié par les éditions Lunatique en 2017. L'année précédente (2016), l'auteure a publié L'Apparition, et une fois de plus la magie précise et distancée de sa prose-psalmodie nous fait partager une expérience physique, cette fois-ci celle de l'extase.

On est dans l'Ici-Bas, au pied des montagnes, dans un village-fosse "sans histoire où chacun va sans dire". Trois fillettes – Petra, Piera et Pierrette – se sentent appelées, elles quittent le foyer, s'avancent sur les routes et, en proie à des visions, tombent en extase, arquées par un état mystique d'une délicieuse violence. Le livre raconte ces vertiges ouverts à la grâce, et les conséquences qu'ils vont avoir sur la population – des pèlerinages viennent contrarier la solitude de ces transports, on se presse devant les petites saintes comme au cirque, tandis qu'à l'écart de la meute, Létroit – le bossu du village, le fils de la réprouvée – souffre de voir sa Piera happée par la concupiscence des nouveaux dévots.

Ce qui frappe à la lecture de L'Apparition, c'est la façon dont Perrine Le Querrec réinvente à chaque page l'écriture de cet état mystique, mélange d'épilepsie, de transverbération et de jouissance. Elle a pris soin, bien sûr, de planter le décor, mais non comme on peint un arrière-fond, préférant la notation sensible, la chair des choses :
"A l'entrée des maisons, l'air criblé de moucherons. Les intérieurs jamais terminés, depuis des générations ils manquent. Suffit d'un toit et de quatre murs. Le reste peut attendre. Sur le pavage de grosses dalles chichement éclairées par de petites meurtrières, la table massive garnie de crasse, vieux meubles, calendrier des Postes, un grand coffre une armoire."
Les fillettes ont droit chacune à un chapitre d'exposition, on entre dans l'espace fragile de leurs pensées, de leurs rêves, on touche du doigt leur résistance au milieu ("A la maison la viande qu'ils me donnent à manger je la refuse. Et le mariage qu'ils grognent à gorge basse."). Puis viennent, enfin, les visions mystiques:
"L'Apparition monte dans la gorge monte au cerveau troue les narines déterre le rêve. Aller plus loin, plus loin. Le cou avec des os nouveaux comme un arc renversé, l'Apparition montre encore en elle gonfle sous la peau retourne tout ça, les petits corps les petites montagnes le petit village les petites gens, elle arrive la Superbe, la Reine, elle explose, torrent d'écume, de mots neufs d'œil révulsé les os craquent en tous sens, les enfants les trois enfants retournées sur la terre, montagne à leur tour."
On le comprend, ce qui intéresse Perrine Le Querrec, c'est non pas décrire l'extase, mais inscrire l'extase dans l'écriture, et ce au plus près, en collant au corps, dans le concret de son décollement au réel. Chercher dans la phrase ce qui peut être tordu, arqué, tendu, ce qui peut s'élever tout en restant ancré. Décaler la cadence. L'auteure travaille en sculpteure, maniant l'air et le granit avec le même élan. Médiums d'aucun message hormis celui de l'affranchissement, les "trois frêles" finissent par incarner un son pur que tentent de recouvrir et brouiller la nuée parasite des curieux. La masse orchestrale des croyants – la fanfare dévote – s'oppose alors au trio épuré – cordes et vents, comme muscles et souffles. L'apparition est avant tout une partition. Splendidement jouée.

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Perrine Le Querrec, L'Apparition, éd. Lunatique, 14 €

Prochaine lecture de l'œuvre de Perrine Le Querrec: Jeanne l'Etang, éd. Bruit Blanc


vendredi 16 février 2018

Yves Pagès: Pour une archéologie du doute

(DR © Yves Pagès)
La mise au ban des identités, la danse des singularités, la science des énergumènes, le labyrinthe des consciences, les crispations du discours, les séditions de l’enfance, le ridicule des mots d’ordre, les angles morts de l’Histoire, la clinique des affects, les faux-fuyants des pulsions, l’algèbre de la fuite, la sauvagerie des inscriptions, l’hydrographie des rumeurs – tels sont, entre autres, les motifs explorés par Yves Pagès depuis La police des sentiments (1990), motifs et non thèmes puisqu’il ne les soumet pas à l’analyse mais les « cuisine » gaiment au fil de portraits dits crachés et de natures tout sauf mortes. « Cuisiner » serait ici le pendant libertaire de la sinistre « question » étatique ; là où l’ordre établi choisit en temps de guerre la torture des individus, l’écrivain, lui, opte dans l’espace de la fiction pour le questionnement ludique de ses personnages. Il les cuisine, c’est-à-dire, qu’il les soumet à diverses ébullitions mentales, leur propose divers accompagnements, teste la résistance des chairs, guette le basculement des saveurs, ose les assaisonnements les plus incongrus.

Cette analogie culinaire a sans doute ses limites, mais retenons l’atmosphère qui s’en dégage, celle d’un laboratoire festif où l’expérimentation est indissociable d’une volonté de partage. Dans les livres d’Yves Pagès, contrairement à ce que la liste des motifs susmentionnés pourrait laisser croire, la dimension critique, loin d’empeser les multiples dispositifs fictionnels mis au point par l’auteur – confessions, rapports, portraits, souvenirs, etc. –, est indissociable d’une jouissance des brouillages et d’une pratique du détournement. Leur grande affaire est le sabotage des cases – un sabotage inné, ludique. Aussi ne faut-il pas s’étonner si souvent les personnages de Pagès cumulent dans une fièvre étudiée diverses figures du réfractaire : celles du trublion, du fauteur de troubles, du « gaucher » (cf. Les gauchers, justement), du forcené (cf. L’homme hérissé), du cobaye (Le théoriste). Toutes ces instances instables, il les confronte à un moment ou à un autre à un « trauma », un instant disjonctif, quelque chose de l’ordre du crime, de l’attentat (au sens large), un incident issu d’un dérapage, non dans un souci dramaturgique artificiel mais afin de libérer les puissances carnavalesques de la fugue.

Parmi les ombres portées dont on pourrait repérer les contours mouvants dans l’œuvre de Pagès, il faudrait citer tout aussi bien l’enfant criminel de Genet, le jeune embrigadé des phalanstères fouriéristes, le morveux célinien, le réfractaire asocial de la fin du dix-neuvième siècle, l’insurgé insaisissable des années soixante-dix, le gamin pasolinien, l’immature de Gombrowicz, l’incendiaire malgré lui, le Gavroche hugolien, le fraudeur frondeur, le coursier fugitif, l’autonome amateur, tous les crypto Bibi Fricotin et éternels déclassés… Mais ce qui frappe, au cœur de cette ménagerie séditieuse, cette mythologie subversive, qu’on dira imbibée d’esprit rabelaisien et innervée de bravoure quichottesque, c’est la constance de l’enfance comme vaste terrain sismique où contrer la manipulation adulte. L’enfance comme ligne de fuite, à la fois étape de désapprentissage et chance de survie. « Profiter de la confusion générale » : c’est ce que s’efforcent de faire les personnages de Pagès, à condition bien sûr d’entendre, derrière le mot « profit », autre chose qu’un gain symbolique ou une thésaurisation opportuniste. Cet indéniable « fugueur en lutte » qu’agite l’auteur au fil de ses romans est en effet tout le contraire d’un profiteur, et s’il « gagne » quelque chose, hormis la réinvention contrariée de sa liberté, c’est, coup par coup, comme dans une partie d’échecs que l’on disputerait dans la pénombre d’un salon tandis qu’ici et là des meubles sont déplacés, le droit à la dérobade. L’art ultime que pratique in fine le nomade asocial pagésien, c’est celui de l’esquive – glisser comme de l’eau entre les doigts du discours, faire la nique au théorique, arroser l’arroseur mais sans avoir peur de se mouiller. Se dérober, aux autres, certes, mais également à soi-même. LSD: l'autre, soit-disant. Le sans-droit. Liberté sécession détournement. Se bricoler un devenir plutôt que s’inventer une identité.

A ce titre, Encore heureux peut être considéré comme le point d’orgue du « braquage » narratif auquel se livre Pagès depuis plus de vingt-cinq ans. Dans ce roman tout entier dédié, en apparence, à la persona non grata qu’est le délinquant Brunot Lescot, l’auteur met en place plusieurs dispositifs discursifs afin d’aider le lecteur à « saisir » ou « cerner » la personnalité de cet « immature ». L’intitulé des chapitres, à lui seul, indique assez ironiquement la vaine volonté de « saisissement » qui anime la société face à cet « esprit retors », cette passion protocolaire à laquelle elle s’abandonne pour recadrer le sujet : Exposé des motifs, Coupures de presse, Étude de cas, Audition des témoins, Contre-enquête. L’approche multi-facettes du récidiviste Lescot permet cependant de se faire une idée (une image ?), par plaignants et observateurs interposés, du fils turbulent de Roger et Mireille Lescot. Que lui reproche-t-on ? Morsures à caractères érotiques, attouchements précoces, emportements salivaires, puis agitation estudiantine (bien que n’étant pas étudiant). Il fait la « une » de Paris-Match, désigné « autonome », provocateur profitant des protestations – on est au joli mois de mai 80. Mis en détention provisoire, il est « jaugé » par un expert-psychiatre. Mais qui jauge qui ? Quand on lui demande de se « jauger » lui-même, à savoir de décliner sa taille et son poids, Lescot prend soin de se démarquer d’un certain 68 historique : « un mètre soixante-sept et demi », et « Pareil, mettez soixante-sept ». En-deçà, donc, de ce mouvement dont pourtant, gamin, il épousa les premiers soubresauts, puisque ses premières frasques correspondent à ce fameux moment où un certain ministre des Sports conseilla à la jeunesse (et à un certain rouquin) de piquer une tête plutôt que de faire front…

 L’intelligence du texte de Pagès est là, dans cette façon d’embarder la mémoire, de laisser respirer les interstices – puisque l’Histoire, selon la phrase de Marx, ne cesse de passer du statut de tragédie à celui de farce. Le lecteur aura beau se concentrer sur le parcours sans cesse rabattu et analysé du ludion Lescot, ce qui filtre sans cesse, au moyen d’une écriture fonctionnant de façon quasi praxinoscopique, c’est le dehors, le « climat d’une époque » dont, par bribes ressuscitées, l’auteur donne la température. Qu’apprendre de Lescot ? Son nom, en lui seul, nous indique qu’il a peut-être commerce avec les ombres, et sa graphomanie souvent décrite semble le confirmer (une intuition qui sera validée in extremis…) : homme de Lascaux à sa façon, il tente par l’inscription sauvage (de la morsure originelle du roman, sans parler du postérieur lacéré de l’institutrice, à la fresque carcérale finale en passant par les tags et crobards de l’adolescence) de doubler l’écriture officielle de l’Histoire, de faire courir sa « griffe aérosol » sur le mur des censeurs. On rappellera ici l’immense et constant intérêt que Pagès porte aux graffiti, ainsi qu’en témoigne son activité sur le web (son site archyves) et la récente parution d’un livre iconographique à la Découverte, Tiens, ils ont repeint ! 50 d’aphorismes urbains de 1968 à nos jours, ouvrage qui démontre si besoin était que le souci de la parole taggée n’est pas, chez l’auteur, l’exercice d’une nostalgie mais plutôt la pratique d’une empathie.

Mais revenons à Bruno Lescot, qui, tel un héros homérique, se voit affublé d’innombrables épithètes au point d’en devenir méconnaissable. La Presse le qualifie de « Gavroche de l’autonomie », « jeune assaillant », « fils unique » (il a pourtant un frère, Romain, moins penché que Bruno, lequel est nettement plus « italique », voire quasi « italien »), « gringalet aux mèches rebelles », « chimiste amateur », « diablotin soudain aux anges », « jeune casseur », « sympathisant autonome », « adolescent à la dérive ». Cette valse-hésitation des étiquettes atteint son paroxysme dans la deuxième série d’Exposé des motifs. Cette fois-ci, c’est le déferlement : détenu provisoire, jeune majeur, prisonnier Lescot Bruno, non-bachelier, étudiant novice, locataire abusif, absentéiste chronique, fraudeur récidiviste, désargenté chronique, noctambule underground, graphomane mural, incorrigible voyou, désormais infréquentable Lescot Bruno, apprenti batteur, hypothétique recéleur, retenu en sursis, étudiant fantomatique… Et la Presse de renchérir : gai luron, graphomane… Cette prolifération épithétique a une double fonction : elle stigmatise la volonté identificatoire du pouvoir dans le même temps qu’elle révèle l’impossible taxinomie humaine. Comble de l’ironie : en voulant à tout prix nommer, l’autorité se heurte aux forces inestimables de l’anonyme. Lescot est une sorte d’hybris aphoristique vivant, un ludion-trublion, un virus qui nous oblige in fine non à lui imposer un visage mais à mieux déchiffrer le corps malade qu’il infiltre. Voilà pourquoi le roman de Pagès, sous couvert d’être le portrait « crashé » (comme on parle de crash-test) d’un ultime énergumène, opère une radiographie de la société française de 68 à nos jours – radiographie, puisque sous prétexte de démasquer une tumeur c’est tout le corps social dont les organes sont mis à nu.

On prêtera donc une attention particulière à tout ce qui entoure et détoure le bonhomme d’arrache-pied qu’est Lescot. Au parcours professionnel de ses parents, avec en autre la figure manipulatrice du père, ethnographe suspect, dont on a pu rencontrer un avatar dans Le Théoriste (2001). La mère, est-il précisé au début, est « assistante à la mise au point », et là encore l’esprit souvent littéral du texte peut nous convaincre d’une fonction autre que purement photographique de cette femme, à qui incombe de soigner l’instantané. Les concubins Tomas Uribe et Inés Ortiz, parents de la délurée Valentina, sont eux aussi d’adroits indicateurs (d’habiles mouchards ? de subtils révélateurs ? ), étant respectivement « traducteur » et « interprète » : ils offriront, littéralement donc, une autre « version » de l’histoire Lescot, mais aussi de l’Histoire parallèle – le réfugié espagnol Uribe est comme un double de Lescot, à la fois casseur, taggeur et mentor, avant de devenir une sorte de « crypto-beau-père », gérant d’une librairie – Comix Trip – et traducteur de BD. Mais surtout, son odyssée permet de rappeler certains nœuds étouffés du passé – les « intrépides Mujeres libres » et la colonne Durruti, le camp d’internement de Rivesaltes, la grève des mineurs dans les Asturies, tout ce quasi hors-champ que Encore heureux fait resurgir sans cesse.

De même, on pourrait repérer, tout au long du roman, un fil rouge « clinique », portant la trace de l’intérêt qu’a toujours accordé Pagès à la figure de l’insensé et aux travaux de Foucault, mais surtout de Deleuze et Guattari. Pour preuve, on donnera la récurrence d’un lieu au nom plus que symbolique : Charenton. Référence assortie d’allusion au marquis de Sade, que viendra déplier plus tard dans le roman la retraite/planque de Bruno à La Borde, haut lieu de l’antipsychiatrie dirigée par Oury et Guattari. On ne s’étonnera donc pas que Serge Darmon, le psychiatre chargé d’évaluer Lescot, s’enferre un temps dans une vision œdipienne de l’inculpé Bruno – « Devenir une sorte d’enfant sauvage, c’est évidemment pour lui un moyen d’attirer l’attention de son géniteur, de réinvestir une place centrale à ses yeux, de combler un manque psychoaffectif. » Mais Darmon n’est pas juste un praticien obtus, puisqu’il jouera jusqu’au bout son rôle d’« indéfectible tuteur moral », allant jusqu’à recueillir le clandestin Lescot dans sa fuite éperdue. Le principe de caricature, qui opère souvent dans les textes de Pagès, évite paradoxalement le piège manichéiste. L’instable des affects reste gage de liberté.

Dix ans séparent la parution de Encore heureux du précédent roman publié par Pagès, Le Soi-Disant. Entretemps, le lecteur aura pu découvrir le travail photographique de l’auteur, à travers l’ouvrage Photomanies (Le Bec en l’air, 2015), dont la dimension urbaine, avec sa structure gémellaire, entre en lumineuse résonance avec le répertoire de graffiti que donne à voir Tiens, ils ont repeint ! (La Découverte, 2017). Ajoutons à cela le bref exercice mnésique auquel s’adonnait Souviens-moi (L’Olivier 2014), où se souvenir allait de pair avec une sorte de reprise illégale de la mémoire collective. Et prenons en compte, bien sûr, son travail comme co-éditeur des éditions Verticales avec Jeanne Guyon, dans la mesure où ses choix éditoriaux participent à leur manière adventice, de son œuvre en cours (Noémi Lefebvre, Olivia Rosenthal, etc.). Quelque chose se dessine, une vibration insistante, une passion des sillons à creuser, un goût pour la parole affranchie, le corps épris de pied-de-nez et de croc-en-jambe, bref, une préhension libertaire des mouvements (sociaux, corporels, linguistiques…).

Encore heureux fonctionne comme un arlequin mutin, un cheval de Troie : endossant les habits rhétoriques du pouvoir (judiciaire, clinique, médiatique…), le texte laisse émerger, dans les interstices d’une phraséologie institutionnelle, une prose rétive et ironique qui, sous couvert de distanciation, d’anaphore et de formules calibrées, libère les démons de la langue, de façon à la fois potache (le détournement des slogans comme arme de subversion massive) et politique (l’insistance de l’intime à se dissoudre dans le social via le sabotage de l’événementiel). Le livre est dédié « au bénéfice du doute », et il n’est sans doute pas exagéré de dire que le travail de Pagès se veut, en profondeur, une archéologie du doute. Il faudrait imaginer un mode actif et transitif du verbe « douter ». Douter les choses, les êtres, les événements, non pas remettre en cause leur existence ou leur possibilité, mais inoculer en eux les puissances du doute, afin de déplier l’inquiétante ambiguïté de leur devenir. Pagès, en agité du local averti, fait du caprice asocial non la marque d’une crise irresponsable mais le moteur d’une scène de (grand) ménage politique.