jeudi 28 décembre 2017

PLI — et le miracle Chopinaud

Non, ce titre n'est pas l'indication d'une formule d'origami, mais le titre et le numéro d'une revue, Pli. Son nom évoque tour à tour Michaux, Deleuze, Boulez, libre à chacun d'y reconnaître son pli. Eh bien sachez que ce numéro est assez impressionnant. Il débute par un texte de Véronique Bergen, qui laisse à Gaïa le soin de régler ses comptes, une déesse qui "vomit les justiciers qui veulent la mettre au ban de l'humanité". Il y a des textes de Luc Bénazet, en bilingue, avec une traduction de Deborah Lennie, qui nous laisse entrevoir ce que peut signifier traduire l'absence, le contracté, le manquant, belle leçon d'anti-univers. Jean-Christophe Pagès se livre au jeu du copié-collé à partir d'infos en ligne, exercice un peu facile qui donne toujours de chouettes résultats, puisque juxtaposer des énoncés ordinaires finit par produire de l'incongru. Jean-Marie Gleize, dans un long texte intitulé Légender?, se penche sur la "problématique du documental" et son travail sur l'image-texte. On trouvera également un cahier spécial "poésie anglophone", qui vous permettra de découvrir des textes entre autres de Rob Halpern, Jonty Tiplady, etc. Une nouvelle en cases dessine par L. L. de Mars (Torse)… 

Mais surtout, ce numéro contient un texte magnifique signé Pierre Chopinaud, extrait d'un livre (?) en cours (?) intitulé La Langue familière étrangère, à la syntaxe dénouée, prodigieusement labile, aussi hypnotique que poignant, où sont convoqués tour à tour la mère, la langue et la langue mère, que viennent visiter les puissances terroristes du viol, où est détaillée l'inscription du corps dans la langue… Chopinaud parle une pensée fluide où l'abstrait entre en chair à peine articulé, une langue irriguée par une liturgie délicieusement barbare:
"Ma mère me fit la parole enfanter en français et envelopper dans cette langue son corps, comme le vêtement qui sa peau voilant me la faisait aimer. Faisant du Français le corps immatériel de notre amour, elle faisait sienne une race qui en elle est entrée comme en elle mon père l'avait semée. J'étais ce par quoi dans cette langue son corps s'exhaussait, comme issu de cette chair, cette chair j'y projetais; et comme dans cette langue je nommais son visage comme elle me l'enseignait, le verbe nous enveloppait ensemble dans la lumière qui, tombant de la fenêtre comme au ciel elle me donnait, était le halo par quoi l'esprit d'elle radiant sanctifie la chair."
On n'avait rien lu d'aussi puissant depuis un bail. On est emporté charrié comme chez Genet, secoué par une prose réinventée qui coule et contorsionne – soudain le mythologique s'en mêle, se dressent alors les fantômes des femmes musulmanes de Bosnie orientale, puis les esclaves Yésédis, et derrière elle la masse des décimeurs du sexe, et c'est comme un chant prolongeant – enfin – celui de Guyotat. Un éblouissement tenu et continu, une fièvre à la cadence inspirée qui nous hante autant que nous la hantons.

S'il y a bien une chose que je ferai en 2018, c'est de guetter Chopinaud. A lui seul, n'en doutez pas, il sauvera la mise. Editeurs de langues incarnées, si vous existez (et vous êtes quelques-uns), tendez l'oreille.

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Pli, numéro 8

A lire également, un entretien passionnant avec Chopinaud, sur son travail autour de Muzafer Beslim, poète Rrom vivant en Macédoine (Kopje).

mercredi 27 décembre 2017

Bilan 2017: le bilan


Cette année, qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait de cette année ? Cette année j’ai durci le contrôle des chômeurs en les plaçant en vigilance orange pour qu'ils se nourrissent de vents violents, j’ai impliqué un morceau de ministre dans un choc frontal à contresens de la démocratie, j’ai traqué un serf vêtu en vert jusque dans l’hémicycle et me suis constitué patrie civile (sic) et indébandable (tac), j’ai doublé mon salaire en plaçant ma fortune entre deux miroirs off-shore, j'ai promis de remplacer les barrières anti-SDF par des "barrières" "anti"-"SDF", j'ai pompé les fachos de service, je me suis octroyé quelques jours de détente pour mieux resserrer mes objectifs, j’ai chatouillé Apple en justice avec mon iPhone, j'ai effacé Kevin et engagé Spacey, je me suis exprimé en m'exportant, j'ai fermé la porte aux lettres ouvertes, j'ai inventé la polytisémique (polysémie + polémique + politique), recyclé les déchets de mes échéances, maté Star Wars du côté obscur de l'Air Force, changé Delahousse pour une meilleure literie, bidonné mon budget et cartonné grâce à des pubs payantes – bref, je vous ai bien baladé et maintenant je vais vous brader. Qui suis-je? (est la question que je ne vous pose même pas).

dimanche 10 décembre 2017

Mise en bière et gueule de bois

© James Hopkins
Personnellement, je n’ai rien contre les morts. Ce sont en général des gens très bien, surtout depuis qu’ils sont déclarés officiellement morts, comme si on avait presque attendu qu’ils acceptent de mourir pour annoncer qu’ils étaient indispensables, alors que tout prouve désormais qu’ils sont, précisément, dispensables. La mort des gens est également l’occasion de libérer le démon de l’émotion, qui trouve là matière à festoyer – puisqu’en pleurant des morts c’est sur sa propre mortalité qu’on se lamente, en espérant que notre peine nous sera rétribuée en hommages dignes de ce nom quand notre tour viendra. Bien sûr, il y a la peine sincère, mais celle-ci, parce qu'indicible, ne saurait s’épanouir que dans le silence et l’intime (c’est un autre sujet…).

En revanche, on peut se montrer sceptique, voire critique, devant l’orchestration imposée à ces morts. Cherche-t-on à excéder leurs dépouilles en outrant leurs funérailles ? A profiter du consensus que semble autoriser le deuil, lequel aurait pour vocation d’effacer la disparité des appréciations ? En les donnant en pâture médiatique, que cherche-t-on à faire ? « On » – l’Etat, en l’occurrence, et plus précisément le gouvernement, le président, même, devenu embaumeur – tente de faire passer un engouement collectif, entretenu depuis des années par la publicité, l’industrie du divertissement et les médias mondains, pour une conscience populaire, laquelle est censée redonner vigueur à la figure du peuple, là où on sait il n’y a qu’un effet de population. L’injonction au chagrin fantasmé, tel que l’initient ceux qui par ailleurs refluent les migrants et humilient les démunis, se voudrait cathartique, car dans la vaste communion télégénique, ce qui est visé, c’est la captation d’une potentialité communiante, la transformation d’un culte ou d’une admiration manipulé en signe d’unité nationale.

Le gouvernement « laisse » les gens s’amasser, défiler, partager – en fait, il les "invite" à le faire – et ce afin que tous puissent confirmer qu'il a su « rassembler » autant que le défunt. Ce fantasme du rassemblement est d’autant mieux servi qu’il porte son dévolu sur des figures à la fois abstraites – l’écrivain, le chanteur, chacun étant censé représenter respectivement la langue (littéraire) et la musique (populaire) – et des individualités concrètes – deux personnages médiatiques, ayant joué et assumé leur propre rôle au risque d’une caricature qui finalement s'est révélée profitable à tous les niveaux, en ce qu’elle les rendait plus identifiables.

« L’écrivain préféré des Français », a-t-on pu lire concernant Jean d’Ormesson. « Une part de nous-mêmes », a-t-il été dit au sujet de Johnny Hallyday. L’incorporation du corps glorieux (du corps-people) dans le discours étatico-médiatique relève d’une liturgie qui surprend à peine. Hélas, en poussant la grandiloquence aux extrêmes qu’on a pu voir, en confondant « show » et « hommage » pour mieux tâter de "l'historique", il y a fort à penser qu’un risque a été pris dont on mesure mal les conséquences. Car cette gabegie funéraire va désormais faire jurisprudence. Qui décidera à présent que tel ou tel écrivain, tel ou tel chanteur (ou acteur, réalisateur, cuisinier, sportif, artiste…) aura droit ou non à une grand-messe de cette envergure ? Osera-t-on refuser aux prochains morts « populaires » une béatification aussi spéculaire ? Et si on la leur accorde, ne risque-t-on pas d’user, par la répétition du cérémoniel, la ferveur requise, le recueillement commandité ? Au dixième crayon déposé sur un cercueil, au onzième éloge stéréophonique, comment fera-t-on passer la pilule de la sincérité, de l’émotion ? 


La patrie se veut reconnaissante « aux » grands hommes. Elle aimerait aussi que cette reconnaissance, en établissant leur grandeur, opère comme un miroir et profite de l’aveuglément induit pour parler d’éblouissement. Jamais l’expression « dépouiller les urnes » n’a pris un sens aussi cynique.

jeudi 7 décembre 2017

William H. Gass (1924-2017)




L'écrivain américain William H. Gass est mort cette nuit, à l'âge de 93 ans. La collection Lot 49 avait été créée à l'origine afin de pouvoir accueillir la traduction de son grand roman Le Tunnel  paru en France il y a dix ans, en 2007. Ont été publiés par la suite Le musée de l'inhumanité (2015), ainsi que les recueils Sonate cartésienne (2009) et Regards (2017), dernier titre de la collection, tous deux traduits par son ami Marc Chénetier. 

"Ainsi donc, messieurs, aujourd'hui nous ne nous tenons pas sur le seuil du lendemain, comme vous pourriez l'imaginer, mais nous nous tenons où nous nous tenons toujours, à l'orée du passé, où nos esprits vont pénétrer comme des fantômes, comme Empédocle se jeta dans l'Etna." 
— William H. Gass, Le Tunnel, trad. Claro, éd. du cherche midi, coll. Lot 49

mercredi 6 décembre 2017

2007-2017. Dix ans de Clavier Cannibale

Juste pour vous dire que ceci est le 2017ème billet du Clavier Cannibale©, blog doux et compatissant à visée prophylactique commencé naïvement en juin 2007, il y a un peu plus de 10 ans, alors que je venais tout juste de décrocher mon brevet 50 mètres nage libre — puisque nous sommes en 2017 et que, figurez-vous, c'est comme ça, mais il se trouve que 2017 - 2007 = 10. Les chiffres, contrairement aux lettres, sont formels. Donc:

Merci à tous ceux et à toutes celles qui suivent ce blog, se ruinent en livres, se marrent parfois.
Merci aux éditeurs, surtout les plus discrets, qui m'envoient (parfois) des livres.
Merci aux lecteurs et aux lectrices qui prennent la peine de me conseiller d'autres lectures.
Merci aux libraires qui me suivent et vont jusqu'à me le dire.
Merci aux ami.e.s qui me lisent se fendent parfois d'un petit retour.

Sur ce, je laisse le soin à John Lennon (c'est un des quatre membres du célèbre groupe de rock anglais The Beatles) de vous indiquer comment fêter dignement cet anniversaire…

(et pour une fois je crois n'avoir fait ni fautes ni coquilles…)




Traite des morts et charcuterie

On se demande parfois à quoi riment les morts. A peine disparu, voilà que Jean d'Ormesson sert de podium-paillasson à Nicolas Sarkozy qui, profitant de l'aubaine d'un d'hommage à chaud, se goberge de ce que l'écrivain académicien, 
"grand ami des femmes, n'a pas hésité à s'insurger contre cette idée folle qui consistait à vouloir charcuter le Français [sic] sous prétexte d'égalitarisme et il aura livré son dernier combat en défendant la langue de Molière contre la revanche des Précieuses Ridicules."
En quelques lignes, le blougiboulga se déchaîne: défense contre revanche, insurrection contre folie, combat contre charcuterie, Molière contre ses propres personnages… Et la langue confondue avec le citoyen par voie de "capitalisation". Mais surtout, ces quelques lignes prouvent une fois de plus, si besoin est, l'incurie du petit Nicolas. Car il semble confondre, dans un même mépris, "précieuses ridicules" et "femmes savantes". En effet, dans la pièce de Molière à laquelle fait allusion ce lecteur distrait du Lagarde et Michard qu'est Sarkozy, les "précieuses" sont avant tout des pédantes qui rêvent d'idylles galantes, et ne veulent pas entendre parler des petits maîtres que cherche à leur refourguer leur père. On sent bien que Sarko pensait aux "femmes savantes", mais là encore la référence aurait été aussi peu pertinente, et surtout trop risquée. 

Bref, à vouloir étaler la molle gelée de sa culture, l'ami de Kadhafi fait à son insu assaut de pédanterie. Et maintenant que son ami chanteur célèbre est mort lui aussi, on se demande ce qu'il va bien pouvoir nous sortir? On attend avec impatience son analyse du fameux "Quand c'est moi qui dis non / Quand c'est toi qui dis oui"…

mardi 5 décembre 2017

Des nouvelles d'Albertine

Au cas où vous l'ignoreriez, s'il y a un bien un site de libraire à consulter régulièrement, c'est celui d'Emmanuel Requette, qui pilote la librairie Ptyx à Bruxelles. J'y trouve souvent des pistes (d'achats de livre, d'angles de lecture), et également, comme en ce début décembre, une recension de ma dernière traduction en date, Atelier Albertine, d'Anne Carson (dont la critique, pardon, dont la presse qui parle des livres se contrefiche royalement, par ailleurs, mais passons, c'est un autre débat, qui fort heureusement n'en est même plus un, paix à son âme, je veux dire l'âme du débat, bien sûr).
Voici donc quelques lignes claires et pertinentes sur ce qu'a fait Carson dans ce petit livre consacré au personnage de Proust, et ma foi, ça fait plaisir :

"Anne Carson s’intéresse bien ici à Albertine, le personnage de la Recherche. Le nombre de fois où son nom est cité dans le roman. Le nombre de pages où elle est présente. Son lesbianisme. Son rapport au mensonge. La possibilité que son personnage, par la grâce du procédé de transposition, ait été l’occasion pour l’auteur d’inscrire dans l’oeuvre Alfred Agostinelli, l’amant décédé dans un accident d’avion. Mais aussi, au fur et à mesure même que Anne Carson parait s’approcher au plus près du personnage d’Albertine, et donc du roman de Proust, elle parait également s’en éloigner. Comme si la rigueur pointilliste de son analyse nourrissait quelque chose de tout à fait autre. Comme s’il ne s’agissait in fine, par l’entremise de la lecture scrupuleuse d’un de ses personnages, que de sortir de l’oeuvre, la parasiter. Comme si lire, dans toute l’acception la plus précise du terme, était précisément cela : parasiter. Comme si Albertine devenait la métaphore/métonymie d’une oeuvre, que l’oeuvre devenait la métaphore/métonymie de quelque chose d’autre. On ne sait trop quoi. On sait juste que c’est beau." (Emmanuel Requette)
Il y aurait fort à dire sur cette notion de lecture comme opération de parasitage. Prenez donc quelques copies doubles et une brassée de stylo, et surtout, prenez votre temps: il ne sera jamais perdu si vous écrivez.
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Anne Carson, Atelier Albertine, un personnage de Proust, 2017, Le Seuil, trad. Claro.