lundi 22 mai 2017

Le Havre et les réfractaires

© JR
C’est un dispositif particulier : un texte signé Joseph Andras, l’auteur de De nos frères blessés, publié l’an dernier, mis en voix et en musique par le rappeur et slammeur D’ de Kabal (et le collectif TRIO•SKYZO•PHONY). Le texte en question s’intitule S’il ne restait qu’un chien, et donne à entendre la voix du port du Havre. Faire parler une ville, ou un pays, une entité géographique est un exercice toujours périlleux, car l’inéluctable anthropomorphisme inhérent à ce type de traitement littéraire peut faire basculer le texte dans l’élégiaque facile. Mais le lyrisme forgé ici par Joseph Andras, un lyrisme cru, acéré, est si profondément ancré dans la mémoire concrète des lieux qu’il parvient à faire du port du Havre non seulement un être de chair et de sang, d’eau et de pierre, mais également un témoin fiévreux, inquiet, le puissant résonateur d’une longue histoire de commerce et d’asservissement, vieille de cinq ans au moins.

Comblé par la mer, le port est pris sans cesse d’assaut par l’armée des insatisfaits, ceux « qui savent la poudre, les comptoirs et les banques bien davantage ». Il assiste, muet mais outré, à la mise aux fers des esclaves africains, et ici la poétique s’arme de précision, elle ne peint plus mais détaille, rend le grain, travaille la pâte dolente :
« je les entends
je mes entends ces ouvre-bouches enfoncés pour nourrir par la force les réfractaires
préférant de faim crever
au futur rêve améficain
            et le gruau glissait dans l’œsophage
            et le grua gavant la panse de l’esclave
            et les messieurs saluaient le commerce profitable
            les retours sur investissement
            les débouchés, les atouts du marché
            les ratios bénéfices nets »
En brèves séquences comme autant de vagues venant se briser contre la réalité marchande, le texte d’Andras, porté par une violence lucide plus proche de Vallès que de Cendrars, met à nu les différentes stases qui ont fait du port du Havre un organisme-enjeu. Il égrène les matières qui l’ont traversé, enrichi – « le gypse et les engrais, l’asphalte et le coton, les boissons distillés, la houille et les huiles de pétrole, le caoutchouc, l’acier, les tôles planes et les rails »… – mais ravive surtout l’image du « spectre », qui est la manifestation de cette figure chère à Andras : le réfractaire. Ce mot, qui évoque la brique, la chaleur, un des nombreux noms de l’insurgé, du damné de la terre. Il recouvre l’invisible communauté des hommes
« qui ne parlaient plus du monde pour le soumettre et le vendre au détail, non, ils n’utilisaient plus leur langue pour tourner des nombres en croyant faire des phrases, non, ils parlaient de l’orgueil des nations et des exploités d’ici et d’ailleurs, des territoires froncés sous la cravache du négoce et des missionnaires »,
des hommes qui, sous la plume de l’auteur, acquièrent soudain, même brièvement, un nom, une silhouette, une voix, même si la guerre, une fois, deux fois, s’occupe à les broyer et à remplir les poches des armateurs. La « chair décousue » du Havre, il s’en trouve alors pour la « panser », certains avec amour, d’autres pour « optimiser les flux ».

« C’était hier, c’était demain », scande la voix du Havre par la bouche tantôt écartelée, tantôt muselée, de son port. Nous sommes par 49° 29’ N, 0° 06 E. Nous sommes en 1500 et quelques, nous sommes en 2016. D’abord les pelles et les pioches, puis les marchandises, les corvéables, encore et encore, et les machines, et les obus, et de nouveau les machines, et toujours les « demandes actuelles du marché ». Contre – à la fois proche et réfractaire, donc –, Joseph Andras fait du port du Havre un bateau ivre cloué au poteau du profit, mais qui secoue sans cesse ses chaînes et dont la mémoire peut, à tout moment, s’emporter, l’emporter. Nous transporter.

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Joseph d’Andras (et D’ de Kabal), S’il ne restait qu’un chien, CD inclus 52’25’’, éditions Actes Sud, 19 €

PS : Je parle ici exclusivement du texte et ne dit rien du disque qui l’accompagne, lequel exigerait un billet à lui seul, cela va de soi.


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