mardi 7 mars 2017

Le quotidien dépassé (ou l'art de périmer): la leçon de survie de Fanny Chiarello

Bon, le livre dont je vais vous parler (par écrit) est sorti en février de l'an dernier, but excuse me, pour moi qui l'ai lu la semaine dernière c'est encore une nouveauté, et de toute façon ici nous ne sommes pas très à cheval et encore moins à califourchon sur le protocole, de toute façon si votre libraire ne n'a pas, il le commandera, c'est pas difficile de commander, vous verrez, il faut juste amorcer la pompe de la conversation avec votre libraire, or les les libraires adorent ça, commander, c'est tellement plus cool que de donner des ordres. (Merci, dans la foulée, à Benoît, des éditions de la Contre-allée, qui m'a envoyé le livre sur, comme on dit, simple mais intriguée demande.)

Bref, aujourd'hui, on va essayer de faire reluire un tombeau. Le Tombeau de Pamela Sauvage, qu'a écrit Fanny Chiarella. Un livre qui raconte une histoire, ou plutôt vingt-trois histoires, mais en fait il s'agit d'une seule histoire, celle d'ici et aujourd'hui telle que vue plus tard pas un autre que nous qui sommes morts et périmés. Qui est, me demandez-vous, cette sémillante Pamela Sauvage? C'est vous, c'est madame Bovary 2.0, une personnage dans la tourmente, la toupie d'un cercle dans lequel vous feriez mieux de sauter à pieds joints en croisant les doigts et les destins.

Pamela cherche sa nécro dans le journal, comme nous le ferons plus tard dès que Google sera mort, elle cherche aussi des films à regarder dans un livre écrit par un certain Jean-Bertrand Coursier, l'auteur d'un book sur les 1001 films à voir avant de crever, un livre dont le cent millième lecteur est, figurez-vous, une lectrice répondant illico au nom d'Angelina Feccia, laquelle enquête dans les magasins sous le nom de Sandrine Poteau, un nom que porte également une autre  Sandrine Poteau qui —

Ok, vous avez sans doute deviné que ce livre est manigancé en course de relais, mais le plus important, le plus bas de page, le plus pertinent/impertinent, c'est que la vie de tous ces gens (il y en aura 23, comme les heures de la journée quand une vous manque et que tout est dépeuplé) est annotée par quelqu'un.e, quelqun.e qui vit à une époque ultérieure, une époque grave aseptisée, qui a renoncé à tout ce qui contrecarrait l'hygiène, mais qui à la fois se contrebranle du bien-pensant, une époque étrange et hybride où le cauchemar en plus d'être climatisé est devenu la courante monnaie – genre, demain si on y fait pas gaffe. Une époque aux yeux de qui pas mal de détails exigent éclaircissements… D'où, dans ce roman-divan profond comme un Tombeau où tous nous asseoir, une floraison de notes en bas de pages, où sont élucidées, explicitées, commentées ces choses, concepts, idées, étrangetés qui font notre quotidien. Parce que, dans ce roman, comme dans tous les romans, il y a détail, décor, décorum, détresse.

Qu'est-ce qui aura encore du sens dans "plusieurs" années? Qui saura ce qu'est un "open space", des "talons hauts", un "horoscope", le "spiritisme", — ou encore "l'humour" (note 120)"?
"120 Obscur. Apparemment une référence à un type de fluide corporel."
Qui saura dans quelques années ce qu'est une fiction, le Titanic, une VHS, Georges Bizet, les cigarettes,  un hôtel, un diplomate, des bougainvillées, du gibier? Lecteur, saurais-tu définir ce qu'est un album, une boîte à gants? Voter? Un mauvais vin? Toi? Vous? 

Ce faisant, l'auteur se livre un exercice doublement périlleux: non seulement parvenir à définir ce qui est évident au lecteur, et ce en très peu de mots, mais le définir de façon à ce que lecteur s'interroge lui-même sur la façon dont il est possible (et douteux) de définir les choses du quotidien. Elle pousse le lecteur, tant qu'à faire, à s'interroger sur la fragile pérennité de nos accesssoires vitaux. Il est des subtilités sociales qui exigent un certain doigté dans la définition, non? Diriez-vous que
"la mobilisation professionnelle était si faible que le licenciement passait pour une stratégie personnelle et sociale"
? Pas sûr. En travaillant la soi-disant syntaxe et la grippée grammaire du sournois social, Fanny Chiarella s'aventure sur des terrains qu'on croyait fixes mais qui soudain bougent. La tectonique du dire est un art fissible. Dès qu'on définit, on prend du recul, et la perspective vous rappelle votre propre péremption. (Comme disait l'autre: "Celui qui se rappelle des années soixante ne les a pas connues.") Corollaire: N'aurions-nous pas conçu notre obsolescence avant même de d'imaginer oser durer? Gloups.

En jouant les lexicographes en bas de page, Fanny Chiarello parvient l'air de rien, sur le mode digresso-ludique, à faire tranquillement imploser tous les éléments implicites de la narration (le lecteur est censé savoir de quoi on parle, quels sont les objets décrits, les us exposés, les rites respectés, les boissons bues et les médias ingurgités. Sous couvert d'une papillonnante narration à tiroirs, l'auteur travaille le récit dans sa plus troublante péremption, imaginant le lecteur du futur en proie à la cryptique énonciation de notre quotidien
Mine de rien, Fanny Chiarello a peut être écrit le premier et dernier roman du vingt et unième siècle susceptible d'être lu d'ici… d'ici… combien d'années? Bon, autrefois une année durait 365 jours et des poussières. Mais sans doute durera-t-elle, demain, des poussières et quelques années… 

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Fanny Chiarello, Tombeau de Pamela Sauvage, éditions la contre-allée,  17 €

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