vendredi 24 mars 2017

La mère jamais recommencée

(Femme assise sur la plage, Picasso)
A lire Jane Sautière, on sent bien combien sa voix, rare, vient étoffer d’autres plus prolixes, celles de Duras, d’Annie Ernaux, de Marie-Hélène Lafon, pour ne citer qu’elles. Pourtant, son écriture est de celles qui ont à jamais, elles aussi, fait le deuil du superflu. Une écriture au vif, aux cadences discrètes, éprise à intensités égales du limpide et de la roche, aimant les torsions, les flexions, travaillant tantôt au ciseau, tantôt au pouce, modelant, recommençant.

Nullipare, paru en 2008, est un livre tout en orbes, fonctionnant par inspirations concentriques. Au centre, il y a ce mot – nullipare –, qui désigne médicalement la femme qui n’a pas eu d’enfants, un mot qu’un radiologue accole un jour à l’auteure. Le mot a quelque chose de définitif, non seulement en ce qu’il définit, mais aussi parce qu’il sonne comme un constat, une sentence. Un mot inventé, bien sûr, par des hommes, pour désigner certaines femmes, un terme dispensé d’emblée de se chercher un équivalent masculin. Jane Sautière décide alors d’« interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir eu d’enfant ». Pour cela, il convient d’élargir le cercle de l’interrogation, de l’aider à s’épanouir autour de ce « zéro », cet « inconnu », cette absence.

Le mot de nullipare s’estompe alors pour laisser apparaître les mots : nulle part. Avant que d’être ici, nous sommes cet ici. Jeanne Sautière effeuille donc les différents lieux où elle a vécu : Téhéran, Franconville, La Garennes-Colombes, Phnom Penh, Paris, Alger, Beyrouth… Le lieu est lié à la naissance, il colle ensuite à l’enfance, s’accroche à l’adolescence, puis nous laissons l’âge adulte le traverser ou l’occuper. Mais le lieu de naissance, lui, est lieu de langue, il est nourricier, fondateur de légendes. Le persan, le breton : deux langues effleurées par l’auteure, qui a pris le parti de l’étranger, du lointain, du dissemblable. Nulle part : un bouquet de lieux dont on emporte partout le parfum. Nulle part : comme la promesse de ne rien engendrer.

Après le désapprentissage des lieux, vient la découverte du verbe. Mais là encore, l’écriture ne cherche pas à pallier l’absence d’enfants :
« Il n’y a pas de substitution possible. Ce n’est pas parce que je n’ai pas eu d’enfants que j’écris, mais c’est avec cet élément-là parmi d’autres, plus ténus et peut-être plus actifs. »
L’écriture est déjà dans l’aventure du corps, il participe de l’incarnation.

Le cercle s’élargit encore, et c’est la mère de l’auteure qui se met à tourner dans le texte. Une est mère qui est née quand son père est mot, a donné la vie quand sa mère est morte, une mère qui a perdu deux enfants avant d’accoucher de l’auteure. Jane Sautière sait qu’elle est
« née de l’horreur de désirer et la vie et donner la vie lorsqu’on a, apocalypse de la faute, survécu à la mort de ses enfants. »
Donner la vie, mais en sachant qu’on invite ainsi la mort, à trouble échéance. Mais aussi : entrer dans un « processus particulier », auquel on peut donner le nom fermé de « deuil », sachant que c’est ici « le deuil de ce qui n’a pas eu lieu, être mère ». Passage magnifique où Jane Sautière ébauche un jeu de miroirs entre la « nullipare » et la Vierge, « vierge du vivant disparu ».

Plutôt que mère, l’auteure préférait, petite, être cheval. Oui, plutôt cheval, connaître « la condition de la bête ». Et surtout : ne pas vivre dans le manque ou le regret, même s’il faut vivre à l’intérieure d’un manque, à l’ombre d’un regret. Il y a tant de façons, nous dit Jane Sautière, d’avoir des fils, sans pour autant « jouer à la mère ». De connaître, aussi, « la persistance de la mort des enfants ».

Le dernier cercle, c’est l’aujourd’hui, l’acceptation du corps présent, qui n’a pas enfanté, n’est plus enfant, ne sera jamais mère. « Mille cinq cent soixante fois mes règles », puis « rien ». Mais pas « pour rien » :
« Je ne peux pas dire, cela : ‘pour rien’, ce n’est pas pour rien. C’est devenu, tout cela, quelque chose qu’il fallait vivre pour la chose elle-même, l’amour pour l’amour, le désir pour le désir, un déplacement de la fonctionnalité au profit de quoi ? oui, de quoi ? De quelque chose sans profit, sans dépassement qui ne s’appelle pas rien. Une immanence finalement. »
J’ai dit : le dernier cercle. Pas tout à fait. Le livre de Jane Sautière s’élargit encore sur la fin, il débouche sur une « plage immense », « dans une lumière de fin du monde », où il est encore possible, à la faveur d’un dénuement réinventé, de s’offrir en corps, encore :
« dans un présent indépassable, non pas tous les temps, mais ce temps-là, celui d’un moment, un présent non pas éternel (pas de présent sans la conscience de la mort), mais le présent mortel de la vie."

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Jane Sautière, Nullipare, éd. Verticales, 12,90€


4 commentaires:

  1. C'est une très belle lecture du texte de Jane, ces cercles autour d'un nulle part. J'espère squ'elle donnera désir à vos lecteurs de découvrir cette oeuvre magnifique.
    Merci

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  2. Merci Claro pour cette découverte !

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  3. "à l'intérieure", petite lettre en trop dans ce post, mais en même temps, pas du tout en trop, et j'espère que ce ne sera pas corrigé.
    Merci Claro, d'aborder dans ce blog tant de sujets, d'écritures, de vies, pas de loin, pas d'en haut, pas de façon détachée.
    D.

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