vendredi 24 février 2017

Le lisible est-il risible?

Le site (littéraire) américain "The Millions" a publié récemment un très intéressant article de Ben Roth sur la notion de "lisibilité". L'article s'intitule d'ailleurs "Contre la lisibilité". Je vais essayer de vous le traduire-résumer-paraphraser-refiler.

En gros, Ben Roth s'agace du fait que le mot "lisible" est devenu l'éloge littéraire idéal à notre époque, vu que nous sommes devenus crassement incapables de nous concentrer comme nous le faisions il n'y a pas si longtemps. Pour lui, louer la lisibilité c'est tomber dans le cercle vicieux d'une certaine culture actuelle. Faute de savoir nous concentrer, nous prisons la satisfaction que procure tout contenu nous permettant de mettre en berne notre attention. On aurait pu penser que "lisible" se référait au premier thriller venu, à n'importe quel livre de plage. Mais c'est là une question de définition? Un thriller illisible ne serait plus un thriller… Non, "lisible" est un terme désignant une fiction lorgnant du côté du littéraire, sans trop exiger du lecteur. Une fiction qu'on lit pour se persuader qu'on sait lire encore un bon bouquin, ou du moins quelque chose qui lui ressemble.

Or Ben Roth remarque que ce mot de lisible n'arrête pas de revenir sous la plume des critiques, et ce concernant certains auteurs célèbres comme Dave Eggers, Zadie Smith, Michael Chabon, Jonathan Lethem ou Jonathan Safran Foer. Sans cesse, on nous rassure: Oui, Elena Ferrante est "fascinante par sa lisibilité"; les livres de Knausgaard sont "intensément, irrésistiblement lisibles". Le roman de Rachel Kushner est "immensément lisible". Lisible/risible: la frontière semble parfois mince.

Du coup, Ben Roth se demande quels romans ne sont pas lisibles. Finnegans Wake. La trilogie de Beckett. Certains livres de Burroughs.  JR de Gaddis. En fait, il semblerait qu'on appelle "illisible" un livre que le lecteur (cette douteuse entité) n'arrive pas à finir. Mais Roth de faire remarquer que, en ce qui le concerne, il a lu d'une traite les livres de Franzen, puisqu'à aucun moment l'auteur ne semblait lui demander de s'arrêter pour penser… En gros, ce que Roth baptise malicieusement: "un faux trophée". Idole molle, ajouterais-je.

Pour Roth, le terme "lisible" n'est pas le problème. Il y a des bons et des mauvais livres lisibles. C'est même peut-être, toujours selon lui, le genre de livre qu'on devrait éviter. Ce qu'il nous faut, ce sont des livres qui nous ralentissent et nous aident de nouveau à nous concentrer. Des livres qui nous forcent à nous occuper du langage, des idées, et de l'étrangeté oubliée du monde. Quelques exemples? Les livres de Colson Whitehead, Dana Spiotta, Ben Marcus, Lydia Davis. William Gass. 

Bref, des livres qui résistent au lieu commun, au cliché, des livres qui vous ralentissent, exigent votre attention et votre concentration, transfigurent la langue et, à travers elle, le monde. 

Pour terminer, je me permettrai d'ajouter qu'il existe pléthore de livres illisibles. Et s'ils le sont, c'est parce que, à peine les a-t-on commencés, on a l'impresssion de les avoir déjà lus, ou plutôt de savoir de quelle langue ils se chauffent. On voit à quel degré ils sont penchés, et à quelle vitesse les mots coulent sur leur surface, et dans quel bassin de récupération littéraire ces mots s'accumulent. Ce sont des livres qui pleuvent de haut en bas – et ne font guère mouiller, par ailleurs. En fait, on pourrait dire qu'est illisible tout livre aspirant à tellement de v/l/isibilité qu'il incarne (mais sans chair aucune) une évidence dont nous pouvons/devons nous passer. Ils semblent écrits pour l'œil, pas pour qu'on tire la langue ailleurs.

7 commentaires:

  1. C’est un peu la différence entre ce que l’on arrive à lire et ce que l’on a la possibilité de lire. La différence entre voir et comprendre, ou pour la lecture entre passer un heure à déchiffrer des lettres et une heure à savourer ce que l’auteur a voulu transmettre.

    On pourra toujours lire « Finnegans Wake », l’apprécier est autre chose.

    Pour ce qui est de Franzen, ou Musso, Moix, Bussi, ou autres, les lire n’est pas le problème (quoique…), les comprendre non plus (ils ont l’avantage de ne pas prendre la tête).

    Cela me fait penser à la phrase de Clémenceau à propos de « ce que la musique militaire est à la musique »
    fermez le ban et pensez à tirer la chasse


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    1. On ne règle pas tout (rien) avec l'ironie. Amertume reste longtemps dans la tête du lecteur. Illisible, imbuvable plutôt.

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  2. Il y a des livres lisses qui se lisent trop vite, qui ne nous retiennent pas, qu'on pourrait dévorer "en diagonale" sans perdre en compréhension. Je fais souvent la critique inverse, disant d'un livre qui n'a pas retenu mon attention ou qui ne m'a pas donné envie de "ralentir le rythme" et de savourer la langue ou les idées qu'il se lit trop vite donc. Gros défaut selon moi.

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  3. Ça me fait penser au concept de livre "résistant" qu'on trouve chez la pédagogue française Catherine Tauveron.
    Ce qui m'inquiéter juste un rien avec ce qu'écrit Roth, c'est le risque, courant il me semble dans l'art contemporain, de faire volontairement obscur, pour de donner un genre. Néanmoins, même si c'est sans doute un peu monolithique, ça pourrait faire réfléchie bien quelques "auteurs".

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  4. Les américains étant ce qu'ils sont, ils ont évidemment inventé l'application qui valide la lisibilité.
    http://www.hemingwayapp.com/

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  5. D'accord avec Toinou : il est bon de rappeler que l'inverse peut être aussi souvent juste épuisant, triste, fermé sur soi.
    Le débat m'intéresse mais me semble un peu faussé.
    On peut s'arrêter autant sur quelque chose, dans un texte, qu'on ne comprend pas (mais qu'on désire comprendre), que devant une phrase qui, par sa simplicité, aura su capté notre être, notre attention

    Qu'un écrivain se rêve lisible est effectivement vulgaire en un sens - c'est le -ible de lisible, je crois, qui pose problème, est réducteur.
    Qu'il pense être lu, cela dit, est le moins qu'il puisse attendre - par un public, un éditeur, ou simplement par soi ou par les anges -, condition même de l'écriture.
    "Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans" écrivait Isidore, fustigeant - certes ce n'était pas exactement le même débat -, dans ses "poésies", le goût romantique, frelaté, du désespoir.
    Je partage le désir de singularité défendu par Claro, de liberté formelle - exprimé sur son blog, par ses traductions -, tout en mettant chez moi au dessus de ce désir, cela dit, un idéal de simplicité, en littérature, qui ne s'embarrasserait plus de cette différenciation

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