vendredi 29 juillet 2016

بسلامة




C'était la recommandation de l'été.
Le Clavier Cannibale vous donne rendez-vous
début septembre pour de nouvelles et palpitantes aventures…

jeudi 28 juillet 2016

Dans ton QI


On n'est jamais si bien desservi que par soi-même ou le tram. Pas plus tard que le 17 décembre 2013, alors que je traduisais à tâtons une page de Mark Leyner (extraite de son dernier livre, Divin Scrotum, paru en Lot 49), je suis tombé sur un passage qui m'a vite rappelé que j'étais né avant l'invention du smartphone-for-stupid-people). Le passage était le suivant:
"DYHAB DUM DUBWHTPHFIYAWYC GYPO IWFU DYSL GNOC SMB EWI ATG CTA (etc.)".
Considérons le contexte plutôt que le homard. Il est question d'un dieu fou qui pertube l'ADN des messages entre humains — aussi ai-je cru dans un premier temps que l'auteur jouait simplement avec les lettres, tel un joueur de scrabble ivre (ma naïveté is without bornes…), puis, conscience professionnelle oblige (et avec l'aide d'un soupçon de méthylphénidate), j'ai un peu gratté la chose (scrouich scrouich) et compris que ce passage était en fait, hum, du langage… SMS (acronyme signifiant, et ne faites pas comme si bien sûr vous le saviez: "short message service").

Par exemple, DYHAB veut dire "Do You Have A Boy-friend" – t'es-tu accouplé(e)?. IFWU signifie à peu près "I Will Fuck You" – je vais t'aimer comme on ne t'a jamais aimé(e) (et non  "Independent Factory Workers Union", comme je l'avais très naturellement subodoré à première lecture). CTA veut dire apparemment "Cover Thy Ass" (Surveille tes arrières, ou Protège ton popotin, mais non : Ciel Ton Ami).

Heureusement, mes filles (qui ont fait des études supérieures) m'avaient inkulké qlq jours + tôt de novatrices joyeusetés du style CMB ("comme ma bite") ou DTC ("dans ton cul") ainsi que le très allusif "CTM" ("comme ta mère"). Bon, étant donné que je leur avais expliqué vingt ans plus tôt ce que signifiaient CQFD, QED et ETC, ce n'était là qu'un juste échange de procédés. (Faudrait pas non plus qu'elles s'imaginent que leur génération a inventé l'abréviation, non mais.)

Bref, tout ça pour dire que dès lors que FMUTA signifie "Fuck Me Up The Ass" (qui lui-même signifie: "je t'invite à introduire ton pénis ou tout autre objet contendant dans mon anus": en français:: "JT'IAIPOTAOCDMA"), le traducteur comprend qu'il ne peut décemment rester sourd aux innovations langagières de son temps et doit s'aventurer au-delà des primitifs LOL et MDR. Globalement, ça veut dire que le traducteur est obligé de traduire plusieurs fois (d'abord du langage sms anglais en anglais désabrégé, puis de ce désabrégé en langue anglaise, puis de la langue anglaise en langue française, puis de la langue française en langue sms française…). Donc, traduire… quatre fucking fois!! Et ce pour le même tarif!!!! 

Il est grand temps, je crois, que les traducteurs se rebiffent et demandent un tarif quadruplement supérieur au tarif préconisé par les éditeurs et l'ATLF (l'association des tricheurs linguistiques fous?) dès lors qu'il s'agit de traduire des ouvrages comportant des expressions abrégés (sans compter que, comme nous sommes payés au signe, WTF – what the fuck! ou where to fly ?– ne rapporte pas lourd comparé à "non mais qu'est-ce que c'est que cette connerie?!"  VM'AC !, comme disait 2Gol.


Bonjour, nous sommes jeudi et une fois de plus, tout baigne dans l'irréalité immédiate.

mercredi 27 juillet 2016

Dénoncer l'humanité

Frigyes Karinthy, mort en 1938, est un auteur hongrois, maître incontesté du deux pages et demie encre libre. Prenez son recueil Je dénonce l’humanité. Des textes courts, virtuoses, légers, d’une efficacité sournoise, souvent absurdes, parfois drôles, toujours mémorables. Une nouvelle en particulier devrait être aussi connue (et opératoire) que « La lettre volée » d’Edgar Poe. En fait, ce pourrait même être « la lettre volée » des traducteurs – avec, en bonus, Lacan en moins.  Il s’agit de la « Lettre mystérieuse ».

Un jeune Anglais – qui ne lit pas le français – repère une jolie femme à l’Opéra de Paris ; cette dernière s’en aperçoit, lui griffonne un message, qu’elle laisse tomber de sa loge. L’homme se précipite dessus (sur le mot, hein, pas sur la femme). Le message, hélas, est écrit dans un argot parigot impénétrable. Notre héros rentre chez lui, fait lire le mot au propriétaire de son hôtel… lequel lui demande de quitter les lieux sans tarder. Le narrateur se rend alors dans un autre hôtel dont il connaît le propriétaire, narre ses déboires, montre le mot et… de nouveau, sommation de partir. Il se rend alors chez son meilleur ami, que tout ça fait rire. Mais l’ami lit alors le mot et lui demande de ne plus le saluer. Le narrateur abattu va donc voir son père, qui lui promet de tirer l’affaire au clair, voire de poursuivre en justice ces hôteliers indélicats. Mais le père lit le mot – et répudie le fils.

A ce stade du récit, vous vous demandez quel message peut bien recéler ce mot, qui plus est en argot. Quatre personnes l’ont lu et ont toutes réagi violemment. Etait-il simplement obscène ? Mais dans ce cas, pourquoi le fils en pâtirait-il ? Etait-il d’ordre politique ? Intime ? Scientifique ? Allergique? Le fait qu’il soit en argot joue-t-il un rôle dans sa perception ? Contient-il une ou plusieurs ambiguïté(s) ? Pourquoi sa lecture entraîne-t-elle séance tenante la gêne ou l’horreur, avec pour conséquence une immédiate rupture des liens sociaux, familiaux ? Et surtout, la traduction joue-t-elle un rôle dans cette histoire, dans la mesure où cette anecdote, vécue par un Anglais d'origine irlandaise ne parlant ni le hongrois ni le français a été confiée à un Hongrois ne comprenant pas l'anglais qui l'a raconté en hongrois, après quoi le texte a été traduit en français ?

Quand vous connaîtrez la teneur de ce message, tout vous paraîtra clair. Limpide. Effrayant. Et maintenant, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

[Chronique du 12 novembre 2014]
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Frygyes Karinthy, Je dénonce l’humanité, traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy, éd. Viviane Hamy, coll. « bis », 9 €

mardi 26 juillet 2016

L'honneur est-il soluble dans le café ?

© Louis Monier
On ne présente plus Maurice Nadeau. Nadeau, ton nom est lecture, mais pas seulement : l’homme, surpris d’être encore au chevet de la table immense où s’empilent ce qui résiste encore un peu au numérique, interrogé sans relâche dans Le chemin de la vie par une Laure Adler qui sait quels aiguillages actionner, quel sucre tendre à cet ours admirable, se révèle un sacré animal politique, pas seulement l’accoucheur en France des trente écrivains qui nous aident à faire autre chose que répandre de l'encre.

Nadeau ? Pas franchement gaulliste. Et pas non plus averti avant l’heure de ce qu’étaient les camps de la mort. Mais lisant, écoutant. Rétif aux formats bourgeois comme il le sera plus tard à la geste houellebecquienne (« un bricoleur qui a du talent et dont le souci est d’apparaître, de se faire connaître » — ouf… dans la bouche de Nadeau, c’est délicieux), sachant aimer ses aînés (Pia) et talocher ses poussins (Perec), l’homme Nadeau tient la route plutôt que le crachoir. Son secret ? C’est sa faiblesse : le fric, il s’en fout. Certains lui font confiance, quelques-uns l’épaulent, beaucoup l’admirent, qui l’envieront bientôt dès que le succès fera tout sauf lui monter à la tête, qu’il garde sur ses épaules, entouré de femmes, recommandées, bûcheuses, déterminées, bref, tout ce que Maurice apprécie.

Relisons donc Le chemin de la vie (entretiens avec Laure Adler), échanges traversés par les silhouettes de Souvarine, Duras, Beckett, mais les nommer tous serait inventer un anti-Lagarde et Michard du XXème siècle, où l’on verrait Maurice Ier découvrir tout, avant tout le monde, mais ne publiant pas tout, économie oblige. Un siècle d’éditeurs où René Julliard s’en sort plutôt bien, où Michaux se veut scientifique, où Duras est avant tout excellente cuisinière, où Leiris brille, lui qu’on devrait aujourd’hui apprendre par cœur, où le mouvement surréaliste a encore besoin d’être raconté, où Butor manque devenir le nouvel Hugo. C’est là le charme des souvenirs : ils ricanent de la postérité.

Lowry, Faulkner, Borgès, Kafka : Nadeau a ses piliers. Il vit, surtout (mais que veut dire cet adverbe chez un tel ogre ?) dans l’ombre insistante de Flaubert, à qui il consacra un essai, Flaubert  qui « pourtant, [il] n’est quand même pas très neuf… ». Et Nadeau de répondre ainsi à la question de Laure Adler [Parmi les absents, avec qui vis-tu le plus ?] :"… C’est vraiment un auteur classique, étudié dans les classes, mais je ne sais pas, je pense plus souvent à lui qu’à ses œuvres. Flaubert ne me quitte pas. Quand il abandonnait Croisset pour Paris, il allait dans un appartement près de la porte Saint-Martin : j’y suis souvent allé. Je vais en quelque sorte lui rendre visite. C’est un sacré bonhomme tout de même. Grâce à la princesse Mathilde, Napoléon III veut lui donner la Légion d’honneur, et tu sais ce qu’il dit : ‘Non, je ne peux pas accepter ça.’ Et il écrit dans sa correspondance : ‘Les honneurs déshonorent’… C’est formidable ! Il la reçoit, la Légion d’honneur, et tu sais ce qu’il en fait ?Laure Adler : Non…Maurice Nadeau : Il la trempe dans son café ! »
Voilà. Pour certains éditeurs, lire c’est aimer des types qui trempent leur Légion d’honneur dans le café. Leçon. Bonheur. Ni carte ni territoire. Juste croiser Beckett, et passer un chouette moment avec lui, sans même parler. Etre le premier à vouloir publier Claude Simon et se méfier du bricolo Robbe-Grillet. Et quand Laure Adler lui demande ce qu’il aime en matière de rock’n’roll, répondre : « Duke Ellington. »


Pendules, ne soyez pas à l’heure : inventez-la !
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Chronique du 16 juin 2011…

samedi 23 juillet 2016

Décryptage avant abattage

A lire la presse littéraire, voire les blogs préoccupés de parutions, on sent souvent qu'en plus du sacro-saint devoir de raconter "de quoi" parle le livre en question se profile une ambition tout autre, mâtinée d'une forme d'excitation un peu louche. On pourrait, exemples à l'appui et statistiques en poche, dégager de ces nobles remous un principe, ou plutôt un syndrome: le syndrome de Magellan. A savoir : le désir d'être celui qui, le premier, découvre (et annonce, claironne) le livre-événement. Flairer le nouveau Schmull, l'opuscule hors norme ou le pavé marginal.

Dès le début, on le sait, comme dans toute manifestation hippique qui se respecte, un peloton de tête se dégage. Des indices sont semés, par les éditeurs, afin de désigner les quelques ouvrages qui feront (à défaut d'être des) événements. On trouve toujours dans cette brigade les mêmes icônes: le livre hénaurme, le livre scandaleux, le livre léger mais si fruité que c'en est un plaisir, le livre improbable, le livre poème, le livre qui tache, le livre qui parle d'une star mais en fait d'autre chose, le livre plus facile d'un auteur difficile, etc. Ces catégories, bien entendu, n'entachent en rien la qualité desdits livres. Mais elles permettent à l'académie des renifleurs de faire leur marché plus aisément et d'imposer plus durablement leurs pronostiques. Dénigrer ce cirque est un peu vain, cela va de soi. Dans un contexte où la chose écrite ne peut presque plus compter que sur son emballage et l'inventivité du marketing, ce serait, comme on dit, une guerre lasse. Dans quelques années, peut-être verra-t-on ressortir un roman de Beckett accompagné du bandeau suivant : "Par le Nobel qui a vendu 50 ex de son premier livre!!!!". Mouais.

Non, ce qui embarrasse dans la fabrication de l'officieux palmarès, c'est l'absence des éditeurs modestes et/ou discrets (on n'en laisse en général passer qu'un ou deux, histoire d'avoir un cas d'école à se mettre sous la plume). Certes, les critiques ont un programme de lecture excessivement chargé. Et sans doute les éditeurs les moins fortunés n'ont-ils pas les moyens d'arroser le milieu avec ces fameux services de presse qui permettent le décryptage avant abattage – la réalité étant que le gros éditeur pratique un service de presse dont le chiffre équivaut parfois au tirage ou la mise en place du petit éditeur. Lequel petit éditeur n'a souvent d'autre attaché de presse que sa propre personne déjà divisée en quatre ou cinq fonctions éditoriales. Tout ça est connu, proche de la porte ouverte et enfoncée. Mais le défi n'en est que plus crucial: comment solliciter l'intérêt des critiques sans moyens logistiques adéquats? Bon, il y a l'envoi des extraits, voire du texte entier par pdf. Dans un monde idéal et passablement numérique, où tout critique aurait sa liseuse, cela devrait et pourrait suffire. Là encore: mouais.

Et si le mal était plus profond, et que ce qui faisait vraiment la différence c'était justement la puissance logistique, les armes de la conviction plutôt que la conviction elle-même. Si c'était le matraquage qui fascine, plus que la charge que ce matraquage préfigure à court terme? La force de frappe plus que la nature de la poudre? On le sait: le buzz, ce n'est pas que le buzz. C'est la faculté à faire croire qu'il y a un buzz. Mais à quoi bon s'attaquer au darwinisme éditorial… Non pas les plus forts mais les plus prompts à s'adapter…


Mais ces propos sont déplacés. Tout le monde a entendu parler des livres de Werner Kofler publiés par les éditions Absalon. Ah, au fait, le dernier roman de Simon Libératutti, il sort chez qui déjà? Bonne rentrée!

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C'était le 1er septembre 2011, ça nous rajeunit, tiens…

vendredi 22 juillet 2016

La trépidante ténacité des travailleurs traducteurs

C'est un tout petit livre, une vingtaine de pages, mais qui raconte une histoire immense, terrible. La Traductrice, d'Efim Etkind, est un court témoignage récemment paru aux éditions Interférences.

Traduit du russe par une traductrice (bon, ça c'est normal, et en plus elle s'appelle Sophie Benech, donc c'est parfait), écrit par un traducteur russe (qui soutint Brodski et Soljénitsyne…), le livre raconte l'histoire d'une traduction de l'anglais au russe (celle du Don Juan de Byron) par une traductrice russe (Tatiana Gnéditch), lointaine descendante d'un illustre traducteur russe (celui-là même qui traduisit L'Iliade en hexamètres dactyliques), une traduction faite en partie dans la tête de la traductrice internée en camp, puis retranscrite de mémoire et écrite en cellule pendant deux ans, puis envoyée au traducteur russe Lozinski qui la montra au traducteur russe Etkind… 

On l'aura compris, une traduction est l'histoire d'une chaîne, voire d'une réaction en chaîne (ou déchaînée…), une histoire de relais, d'amitiés et d'alliés, de soutiens, de solitudes et de partage.  Avec également cette impression que c'est le texte qui force les barrages, passe par mille mues, tant est grande et forte sa ténacité à circuler au sein des processus d'altération. Mais c'est aussi, parfois, l'histoire d'un naufrage dont on s'étonne qu'on ait pu lui survivre.

Le destin de Tatiana Gnéditch, qui n'eut que Byron pour résister à la pression mortelle des camps, n'est pas seulement poignant. Il nous rappelle qu'un tas de feuilles, précieux comme la vie et pressé fiévreusement contre le corps, peut empêcher ce dernier de sombrer:
"Elle fut expédiée dans un camp où elle purgea les huit années qui lui restaient, du premier au dernier jour. Elle ne se séparait jamais de son manuscrit. Les précieux feuillets avaient couru bien des dangers: "T'as fini de nous emmerder avec tes papiers à la con?" braillaient ses voisins de châlit. Elle avait réussi à conserver son manuscrit jusqu'à son retour, jusqu'au jour où elle s'est retrouvée chez nous, perspective Kirov, devant une machine à écrire, à retaper son Don Juan."
Devant une machine à écrire: on a presque cru lire "devenant une machine à écrire". Et quand des années plus tard, le Don Juan de Byron fut monté au théâtre par Akimov et que le public applaudit à tout rompre en réclamant "l'auteur", le metteur en scène fit signe à une femme voûtée de monter sur scène pour saluer un public de lecteurs. Tatiana salua avant de s'évanouir, victime d'un infarctus. Elle survécut cependant, enterra Staline et s'éteignit en 1976.


Alors, oui, vous qui écrivez du fond de la plus dépouillée nécessité, de grâce, n'en finissez pas de les emmerder avec vos "papiers à la con".
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[C'était le 22 mai 2012, sur le Clavier…]

jeudi 21 juillet 2016

Tirons ce sabre au clair

Le 27 novembre 2012, le Clavier commençait la journée par quelques pas fildeféristes…

 « Les limites, les pièges, les impossibilités me sont indispensables, je pars chaque jour à leur rencontre. » 
Cette phrase du funambule Philippe Petit, extraite de son livre Magicien de Haut Vol, est reprise par Dominique Nédellec dans le passionnant texte qu'il consacre à sa traduction du Voyage en Inde de Gonçalo M. Tavares, texte drôle, léger, humble, pullulant d'exemples exquis (même quand il parle de rats immondes) qu'on peut lire sur le blog de Pierre Assouline.

On est évidemment plus que sensible à cette précieuse notion: l'indispensabilité des impossibilités. Nédellec s'arrête sur des exemples précis, dévoilant les hésitations ressenties, les choix accomplis en prenant soin, tout de même, de préciser:
"Nota : ici, l’action est vue au ralenti et en plan serré, mais il va de soi que tout traducteur fait ça cinquante fois par page, intuitivement, au grand galop et sans descendre de son cheval toutes les deux secondes."
Cette intuition est cruciale. Elle est le produit de deux forces: d'abord d'un compagnonnage têtu, méfiant et amoureux avec la langue, puis d'une écoute tranquillement hystérique du livre qu'on traduit. Un instinct né de deux pratiques, donc, l'une générale et l'autre particulière, mais toutes deux ancrées dans la réalité des textes, dans l'entonnoir de l'oreille interne. Savoir retrouver une citation de Rimbaud est tout un art, mais le fait est que c'est le vers de Rimbaud qui vous retrouve, en fait, lui qui sait, à quelques années d'écart, sonner encore différemment. Le traducteur (comme le lecteur) entend ainsi des voix dans la voix, sent quand il y a feuilletage. Et doit parfois procéder à de faramineuses voltes. Comment va-t-on de "uma investida erecta" à "assaut sabre au clair" (le passage en fera frémir plus d'un)? Nédellec s'explique, déroule la chaîne des relais par lesquels il passe, procédant à d'intuitifs décalages. Il investit les champs sémantiques à la façon d'un étourneau, gobant ici et là quelques sens et sons en suspension, puis le voilà prêt à faire son nid avec une matière recomposée. L'opération peut être preste ou lente, qu'importe. Elle est menée au fil de ce rasoir qui permet de trancher sans qu'il y ait perte de fluide vital:
"Voilà comment, pour traduire deux mots, on aura consulté un dictionnaire français en ligne, trois unilingues portugais (un du XIXème, deux du XXème siècle), un bilingue plutôt loyal, deux manuels d’argot chinés dans une vie antérieure et une monographie illustrée sur la tauromachie équestre portugaise. Il n’en reste pas moins que l’outil le plus précieux et le plus personnel du traducteur est sans doute ce que Michel Bréal nomme le « dictionnaire latent », niché on ne sait trop où dans la cervelle."
Et Nédellec de citer, outre Bréal: Michon, Larbaud,  Derrida, Erri de Luca. Il reprend d'ailleurs à Michon l'expression de "blibliothèque neuronale" – on ne dira jamais assez combien il est important que le traducteur accumule, stocke, empile, même en bazar, des pans et des strates de langage. Le moment voulu, il plongera sa carotte dans les sédiments et retrouvera bien le minerai original ou la qualité de glaise nécessaire à une durable poterie.


Lire Tavares en français, c'est donc passer par l'ombre portée de Nédellec, qui parle humblement de "trouvailles" alors que son travail, bien sûr, est plus profond et plus attentif qu'une simple démarche de dénicheur. Il nous dit à un moment que le traducteur se doit d'être "mélomane et athlétique". Il aurait pu ajouter "discret", mais il l'est sans doute trop pour avoir l'outrecuidance de s'en vanter.

mercredi 20 juillet 2016

Cannibales et cosmonautes: la rentrée littéraire 2016 au pas de charge

Bon, on a encore un mois pour se détourner les pouces entre les pages, mais ça approche, et les rotatives ont déjà moulu le grain des encres – oui, je sais, mais il fait plus de trente degrés, et le cerveau commence à donner des signes de désertification… Que nous mijotent donc les éditeurs, côté littérature française ?

On est appâté par Cannibales, de Régis Jauffret. On a envie de Continuer de Laurent Mauvignier et de côtoyer  sorcières et cosmonautes – avec d'un côté Les sorcières de la République de Chloé Delaume (Seuil) et de Les cosmonautes ne font que passer, d'Elitza Gueorguieva, auquel on espère une belle trajectoire.

Allez hop, filons chez les Allemands, où faute de totem on se régalera de Tabou, de Ferdinand von Schirach, histoire de voir quel sort romanesque a été réservé à Daguerre. Et comme on sera encore en août, escale indispensable chez Eric Vuillard, avec son 14 Juillet (Actes Sud). Passons quelques heures dans les Saisons des ruines, avec Bertrand Schmid (L'Age d'Homme), mais fuyons devant Nous les chats, de Bernard Werber, qui devrait être suivi forcément un jour par Le rat dévie et Souricette découvre la levrette. Empruntons plutôt la Contre-Allée, qui publie Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes, une évocation du jeune Elisée Reclus. Inutile de préciser qu'on ne jurera que Par la main dans les enfers, de Pierre Guyotat (mais il faudra attendre octobre). On salive déjà devant La Cheffe: roman d'une cuisinière, de Marie NDiaye (Gallimard).

On est profondément sceptique devant California Girls, de Simon Liberati, qui ô surprise parlera de sexe, de drogue et de rock. On fait aussi un détour salvateur pour éviter les Molécules du brigadier Bégaudeau. En revanche, il est possible pousse jusqu'à Alger, sans moi, de Jean-Louis Yaïch (Nadeau). Enfin, certitude d'aller lever la jambe au Bal des ardents, de Fabien Clouette (L'Ogre). On fera les Yeux noirs avec Frédéric Boyer (POL). Bien, maintenant, sortons Le Grand Jeu avec Céline Minard (Rivages). Inutile bien sûr d'aller en Province, de Richard Millet, qui pourtant promet de nous parler de "l'amour impossible entre hommes et femmes" (de race blanche, on suppose…). On demandera en revanche à Stéphane Audeguy de nous raconter l'Histoire du lion Personne (Seuil) et à Laure des Accords de nous présenter Grichka (Verdier).

Voilà, ce premier effeuillage vous était offert par l'association des amis du travail pendant les vacances.


Inquiétude et soulagement: fin de phrase

La machine à remonter le temps fonctionne. La preuve. Ce post du 17 octobre 2014, d'un présent incorruptible.

Finir un livre reste à inventer. Comment finir? L'écriture d'un livre ne s'achève évidemment pas à la dernière page, puisque le travail de l'écrivain va et vient d'un chapitre à l'autre, dans un complexe mouvement de broderie brownienne. Il ne s'agit donc jamais de mettre un point final mais d'apprendre à s'absenter progressivement de chaque paragraphe, chaque page. De déplacer ce point final, jusqu'à ce qu'il trouve son emplacement exact.

De même, comment sait-on qu'une page est finie? On ne le sait pas, car bien sûr elle n'est pas finie, ce n'est pas une unité irréductible, on peut toujours intervenir dessus, y injecter de nouvelles intensités, en retrancher des excroissances, tordre une virgule… Mais pourtant, vient l'heure où il faut en finir. Quelque chose dans la phrase commence à se sédimenter, et de plus en plus les altérations deviennent dangereuses. Oui, quelque chose dans l'aventure du livre en cours nous informe que le texte est arrivé à terme, qu'il approche d'une maturité, d'un équilibre. Sa fin, qui était là depuis le début, s'est déplacée, et a fini par trouver la possibilité de son équilibre. Comme si à un certain moment on franchissait sans s'en rendre compte un point de non-retour. On comprend alors: le livre est fini. Mais c'est une étrange finitude. En effet, c'est comme si le texte cherchait à vous congédier. Le ciment est en train de prendre – il ne vous reste plus beaucoup de temps pour les "remords". Il va donc falloir apprendre à finir, à éprouver une nouvelle fois ce soulagement inquiet qui accompagne la mise à distance du texte. 


Mais si finir un texte reste perturbant, c'est sans doute aussi parce que, dans le geste de clôture, s'agite déjà un geste d'ouverture. Un autre livre remue dans l'ombre. Et peut-être est-ce lui qui appelle à terminer, peut-être est-ce sa promesse qui pousse à arrêter d'échouer mieux sur le livre en cours. Toutes les difficultés affrontées sont alors traversées par une joie secrète: quand le livre fini paraîtra, on sait qu'on sera déjà ailleurs. "Actuellement en déplacement": telle pourrait être la devise de celui qui écrit.

samedi 16 juillet 2016

A signer sans faute

Je me permais de reulayer ici l'apel à pétiton lencé part les "correcteurs précaires", don le travaille ait bien souvant conssidéré comme secondère et payée en conséquance, à lors queue sans eu nos livre n'aurait plus qu'a se couvrir le krâne deux sendre — bref, si vous avez souffert en lisant les lignes qui précèdent, pensez à eux et soutenez leur action afin qu'ils puissent continuer à exercer leur métier dans les meilleurs conditions. Qui aime bien corrige bien, ne l'oubliez pas…



TEXTE DE LA PÉTITION (À SIGNER ICI)

"Non à la précarité des correcteurs dans l'édition. Véritables précaires, déjà victimes des contrats « zéro heure » anglais, nous, correcteurs de l'édition, demandons une amélioration de nos conditions de travail.

Les fameux contrats anglais « zéro heure » existent depuis longtemps déjà en France.
Mais où donc ?
Dans les maisons d’édition.
Dans les maisons d’édition ? Fleuron de la culture française, des Lumières, e tutti quanti… ?
Hélas, oui.
Voici comment travaillent et vivent les correcteurs, préparateurs de copie, lecteurs.
Cet expert du texte, qu’on appellera correcteur pour simplifier, est dit multi-employeurs car il est censé travailler pour plusieurs maisons d’édition ; « censé » car, le travail salarié se faisant de plus en plus rare, 90 % des correcteurs ne travaillent que pour un seul employeur.
Un correcteur est travailleur à domicile (TAD) ; il peut être embauché en CDD.
Jusque-là tout va bien.
La plupart du temps, sans avoir signé de contrat, s’il travaille régulièrement pour une maison d’édition, le correcteur est en CDI de fait, mais sans aucune garantie d’un nombre d’heures travaillées, ni aucun revenu fixe et prévisible, l’annexe IV de la Convention nationale de l’édition qui régit le statut des TAD n’imposant aucune obligation aux employeurs d’un salaire mensuel minimum. Il doit se tenir en permanence à disposition de l’entreprise, qui l'emploiera une heure, quinze heures, cent vingt heures ou pas du tout dans le mois. Il est payé à la tâche, au nombre de signes, à un salaire horaire trop bas, et parfois dans des délais qui ignorent que certains jours sont chômés. Si un manuscrit est en retard ou annulé, le correcteur n’a aucune compensation, il se retrouve avec un compte en banque dans le rouge et ses yeux pour pleurer.
Étant en CDI, et bien que cotisant, il n’a pas droit aux allocations chômage.
C’est un intermittent… sans le statut de l’intermittence !
Pour résumer, le correcteur est le rêve du libéralisme absolu : il dépend de l’offre… et se rue sur elle, quand elle se présente à lui.
Mais le libéralisme absolu a trouvé encore mieux.
Encore mieux ?
Est-ce possible ?
Eh oui, l’autoentrepreneur, ou le salarié déguisé, auquel les maisons font de plus en plus appel, car ce dernier coûte encore moins cher. L’entreprise n’a plus de charges à payer.
En mars, une intersyndicale a proposé aux employeurs des améliorations à l’annexe IV. La principale : avoir l’espoir de pouvoir travailler le même nombre d’heures que l’année précédente. Et la possibilité de lisser les revenus annuels de manière à avoir un salaire mensuel fixe…
La réponse est prévue fin juin. Déjà les employeurs ont fait comprendre que « ce statut devait rester attractif pour les employeurs et… pour les salariés ».
Nous demandons que ces améliorations soient adoptées et refusons d’indexer notre attractivité sur notre pauvreté !
Amis lecteurs, ennemis de la précarité, signez cette pétition."







SAIP a gagné

A peine perpétré, le carnage niçois a été l'occasion pour la quasi totalité de la classe politique de brandir le spectre du terrorisme, comme si celui-ci ne pesait pas déjà assez lourd au-dessus des têtes. Sans la moindre information sur le responsable de ce massacre, sur ses intentions, en l'absence de la moindre revendication, hors toute analyse, et avec sous la dent le seul mot ô combien menaçant de "tunisien", les ténors du baril de poudre aux yeux ont entonné le refrain bien rodé du croisé récalcitrant.

Le sang n'avait pas séché sur la Promenade qu'était déjà exigé le prolongement de l'état d'urgence, dont l'efficacité n'est plus à prouver. Les parents et les proches des victimes n'avaient pas encore eu le temps de comprendre ce qui s'était passé que déjà les mots de "guerre" et "riposte" fusaient de la bouche des politiques, urbi et orbi. Et chacun, bien sûr, de se tirer dans les pattes. Comme si, quelque part dans leur inconscient poreux, nos gouvernants passés, présents et futurs guettaient, attendaient un drame – quel qu'il soit – pour justifier la vigipiratonnade ambiante. 

Vingt-quatre heures après les faits, on ne sait toujours rien des motivations du coupable, sinon qu'il était enclin à la violence et fort peu religieux. Mais qu'importe. La douleur est là, exploitable à l'envi. La télévision a raclé bas, une fois de plus, puis a présenté de plates excuses, avant d'en remettre une couche. L'important était de parler sécurité, mesures de sécurité, sécurité des mesures.

On le sait aujourd'hui: l'application lancée par le ministère de l'Intérieur, baptisée SAIP (Système d'Alerte et d'Information des Populations), et censée alerter la population en cas d'attaque terroriste, n'a pas fonctionné. Mais l'application lancée par le ministère de la propagande censée alerter la population en cas de dysfonctionnement de l'application SAIP, elle, a rempli parfaitement son rôle. Les populations sont désormais dûment informées qu'information et alerte ne font plus qu'un.

Tortures de l'amour, j'ai dû traduire trop fort

© Tomi Ungerer
C'était le premier décembre deux mille quatorze sur le Clavier Cannibale, c'était un lundi, et le post s'appelait alors "Chirurgie de la traduction"…

Louons aujourd'hui la concision de la langue anglaise qui laisse parfois pantoise la française. Prenons l'énoncé souvent, à la fois percutant dans son propos, simple dans son expression et rythmique dans son déroulé:
"The act of love strongly resembles torture or surgery."
En neuf mots, une pensée originale et violente trouve sa forme définitive, conduite par un tempo ternaire des plus efficaces. Le traducteur sent bien qu'il aura du mal à approcher pareille densité. Pourtant, la possibilité du calque est là pour l'épauler dans cette tâche. Essayons donc:
"L'acte d'amour ressemble fortement à la torture ou à une opération chirurgicale."
Cet "acte d'amour" n'est pas réductible, car on ne saurait lui substituer le mot "amour". Quant à "opération chirurgicale", on voit mal comment l'éviter. "Opération" tout court risquerait de ne pas atteindre son but. Mais soyons audacieux. Soyons iconoclaste. Essayons ceci:
"L'amant, le bourreau et le chirurgien font peu ou prou le même travail."
Cette solution pose hélas problème, dans la mesure où la phrase de départ – et c'est là son génie – compare un acte qui se fait à deux (au moins) avec deux autres actions où une seule personne agit (le bourreau, le chirurgien), rendant ainsi ambigu le sens qui en dérive: l'acte d'amour est lié à la fois à la souffrance, la passivité, au sadisme, à la résistance, à la guérison, à la mort, etc. sans qu'on puisse hiérarchiser aucune de ces idées de façon certaine. Et c'est justement cette vibration du sens, maintenue par la concision, qui rend la phrase puissante. On pourrait donc, plus humblement, traduire ainsi:
"L'amour ressemble fort à la torture ou à une opération chirurgicale." (solution A)
Onze mots (douze avec l'article élidé); un rythme ternaire plus ou moins sauvegardé; des sonorités rocailleuses qui font l'affaire. Mais on a peut-être commis une erreur en jouant l'économie. Il fallait peut-être au contraire déplier. Essayons alors ceci:
"Il y a dans l'acte d'amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale." (solution B)
Le phrasé a changé la donne. On est davantage dans le déclaratif que dans l'incisif. On cherche moins à faire formule qu'à laisser s'installer une pensée. On…. Assez! Rendons à César etc. Car notre phrase anglaise est en fait la traduction d'une phrase de Baudelaire, qu'on trouve en deux versions (A et B) dans Fusées. C'est une idée autour de laquelle l'auteur des Fleurs du Mal tourne et qu'il finit par développer de façon furieuse et magistrale:
"Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l'un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l'autre. Celui-là, ou celle-là, c'est l'opérateur, ou le bourreau ; l'autre, c'est le sujet, la victime. Entendez-vous ces soupirs, préludes d'une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire dans la question appliquée par de soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se roidissent comme sous l'action d'une pile galvanique, l'ivresse, le délire, l'opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d'aussi affreux, d'aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu'Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le voilà qui ne parle plus qu'une expression d'une férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot : extase à cette sorte de décomposition."

Vous l'aurez deviné: traduire ressemble fort à de la torture ou de la chirurgie, mais est avant tout un acte d'amour.

vendredi 15 juillet 2016

Le plus dur à cuire possible

Aujourd'hui, comme tous les 27 novembre 2013, retour sur un  recueil de textes de Thomas Bernhard intitulé Sur les traces de la vérité (conseil: il convient, pour chaque texte, de se reporter en fin de volume afin d'en mieux connaître le contexte, qui est loin d'être anodin). Dire qu'on y retrouve l'esprit délicieusement fielleux de Bernhard, sa fringante détestation de l'Autriche, son obsession quasi musicale pour la ritournelle de la mort, son dégoût des distinctions qui puent, sa salutaire paranoïa, c'est dire qu'on y retrouve l'auteur de Béton tel qu'en lui-même: retranché et tranchant. Le lecteur pourra également lire ce recueil comme un "guide de l'écrivain en milieu hostile" et y puiser de précieuses recommandations. Contre la canonisation, par exemple :
"C'est impossible d'y échapper. On vous jette dans une marmite, on vous remue et on vous cuit avec le reste, sans que vous ayez votre mot à dire. Il faut juste essayer d'être le plus dur à cuire possible" (p.153)
La résistance à la cuisson comme éthique littéraire, voilà qui n'est pas inutile à l'heure où il est de bon ton de vanter la tendresse de sa fibre. De même, on prendra la salubre mesure d'une déclaration comme celle-ci:
"[…] car pour moi le public est comme un mur contre lequel je dois me battre."
Quand il est interviewé, chose rare, Bernhard reste Bernhard, alors que nous devenons tous souvent un autre face à l'interlocuteur, un autre affable et patient soucieux de répondre à des questions souvent incapables de servir d'autre chose que de bloque-porte. Ainsi, quand on lui demande: "A qui pensez-vous quand vous écrivez?", la réponse ne se fait pas attendre: "En voilà une question particulièrement stupide." Car Bernhard n'a guère d'appétence pour les illusions ("Trois ou quatre mille personnes sont tout au plus susceptibles de s'intéresser vraiment à mon œuvre, sept mille, à la rigueur, capables de me suivre"). Lucidité d'un auteur pour qui la littérature n'a pas besoin du quantitatif pour nous montrer notre commune solitude.

On trouvera dans ce recueil un texte particulièrement térébrant qui n'a pas son pareil pour talocher les taupes. Je vous laisse en son – incandescente – compagnie:
"Ce dont vous avez besoin, vous autres jeunes écrivains, c'est tout simplement de la vie même, de la beauté et de la flétrissure du monde [….] Ce qu'il vous faut, ce n'est pas des prix d'encouragement, des bourses ou des assurances sociales; c'est le déracinement de votre âme et de votre chair, la désolation, la déréliction quotidiennes, le gel quotidien, l'impasse quotidienne, le pain pas plus que quotidien […]. Ce qu'il vous faut, c'est tous les lieux où quelqu'un se lève puis meurt, où la pluie lave la pierre et où le soleil pèse comme un couvercle."
La flétrissure du monde. Pas des prix d'encouragement. C'est noté? Un peu plus loin dans ce texte, Bernhard fustige la prose qui "colle au palais tel un fade brouet d'avoine". Inconditionnellement cannibale, on ne peut que claquer de la langue – et reprendre de ce festin nu.
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Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité – discours, lettres, entretiens, articles, sous la direction de Wolfram Bayer, Raimund Fellinger et Martin Huber, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Arcades/Gallimard, 22,50€

jeudi 14 juillet 2016

Tarkos: le feu sans l'artifice


C'était le notre tube du 30 novembre 2008, c'était sur Radio Clavier Cannibale, et on vous le repasse en ce 14 juillet où les féroces soldats défilent tranquillement en chantant.

Maintenant que les Ecrits poétiques de Christophe Tarkos, première salle des machines d'une vaste exposition universelle de la chose poétique, sont ouverts au public, grâce aux éditions P.O.L et au travail de Katalin Molnar et Valérie Tarkos, maintenant qu'en un volume de près de quatre cents pages on peut saisir une partie de cette œuvre aux publications éparses, il n'est plus possible de reculer ou de contourner cette prise au corps à la fois légère, radicale, têtue, complexe, ce combat en loop que mena toute sa (courte) vie l'écrivain Tarkos.

"Ma langue est poétique": alternance décalée de blocs à double visée où celui qui écrit dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, dans une danse des contradictions et des dépassements, où ce qui est prôné est aussitôt disséqué, où ce qu'on autopsie prend aussitôt vie. Tarkos avance des équations – ma langue est … – et dans le même mouvement brise la logique de l'équivalence, son "est" se veut à la fois programme, promesse, distance, hypothèse, geste. Par la répétition, par d'obstinées rafales, par le charme de l'anacoluthe, ce qui est dit n'est pas assener, mais bégayer, comme si chaque couche recouvrait la précédente, la maquillait d'une force nouvelle, l'obligeait à résiter au retour du palimpseste. Tarkos use de l'arrogante formule, du péremptoire de la définition autocratique pour faire éclater tous les possibles d'une écriture qui échappe précisément à tous les cadres. La chose est encore plus sensible avec "La poésie est une intelligence", dans lequel l'auteur fait de la penser, ou plutôt du penser, une gymnastique, un travail quasi musculaire, une mécanique aspirant au dynamique : "La pensée est difficile à extraire de la pensée".

Mais c'est avec "Processe" que l'on entrevoit le projet de Tarkos dans toute sa nécessité. Là, tout est affaire de perspectives, de vitesses, on sent l'écriture changer de régimes, traverser plusieurs paysages en même temps. Tarkos travaille l'épuisement du dire avec méthode (et non sans humour). Il sait que répéter c'est décaler, recommencer, il avance en crabe dans son texte et frotte les sens les uns aux autres, laissant la beauté faire son travail, tressant ritournelles et refrains. Il copie, il colle, il décrit, décortique – sa gangue est poétique, pratique. Un vent encyclopédique souffle, des nappes d'histoire glissent, on surprend des chansons, mais toujours une force philosophique brasse le fond. Une langue qui doute de tout et accepte tout, pourvu qu'elle s'essaie à tout – mais comme elle vient probablement de très loin, du corps souffrant, et, on le sent, d'Artaud, ce que cette langue touche ne reste pas inchangé. Tarkos prend soin (prudence? maîtrise?) de ne jamais céder à la dérive, à l'explosion, au silence; il préfère sucer le galet pour vérifier qu'il ne va pas fondre. Dans "oui", Tarkos met en scène/en branle/en pratique une rhétorique minimale (au début en tout cas), enfilant les affirmations en les laissant se chevaucher, se compléter, se doubler, s'entraîner, passant des idées/concepts/mots de "fermeture", "mélange", "ce qui est", "déroulement" à "l'effectif", "le trou", etc…

Le vertige est là, maîtrisé, mais néanmoins là, comme une pensée prise dans le vortex du langage. Le lecteur lit et s'entend lire, sent qu'on le lit à son insu, que les mots se font lire par lui, il sent le langage hors de sa langue, un furet fou qui tourne en cage, une valse de molécules, un moulin à prières actionné par un grand profane. Enfin, avec "L'argent", Tarkos atteint son objet avec sévérité et souplesse, il rend sa monnaie à l'argent, patiemment, sèchement, méthodiquement. Et toujours, quel que soit le moment par lequel passe la physique de sa langue, Tarkos essaie "autre chose", toujours il en profite pour bypasser la syntaxe, l'obliger à des aveux sonores, des lapsus, car "il ne s'agit pas de rester vivant, il s'agit de ne pas rester en invalidité, en ennui, en incapacité, en mensonge, en hésitations, en flottement".

Spinoziste écorché refusant d'aider le chaos dans son entreprise innommé, Tarkos classe, inventorie, faisant du hoquet une technique, du hiatus une guérilla – de la langue une "agitation". Tarkos agite. Il nous agite.

mercredi 13 juillet 2016

L'appel au pillage et l'incomestible renommée

Le Clavier Cannibale est un grand voyant marabout guérisseur spécialiste des grands problèmes, tel que les crises conjugales, le retour définitif de l'être aimé, des problèmes affectif, fidélité, problème de divorce, empêche la séparation, problème familiaux, désenvoûtement, protection contre les dangers, attraction de la clientèle, travail, impuissance sexuelle, problème de stérilité, détruit la mal chance qui vous poursuit. Bref, c'est la nuit debout + le jour révulsé. A vous de jouer. Aujourd'hui, on vous parle de Burroughs – un petit article daté du 9 nombre 2011. (Pour mémoire, le Clavier Cannibale sévit depuis juin 2007, eh oui, déjà neuf ans à vous parler de l'intenable illégitimité de la chose écrite…)


On ne va pas revenir sur ces histoires de plagiats, qui sont la tarte à la crème de la critique littéraire – mais qui, franchement, a déjà mangé une tarte à la crème? C'est un peu comme le cas Céline, éternellement scindé en deux positions antagoniques mais inextricablement liées. D'accord c'est pas beau de copier MAIS oui la littérature a toujours pillé – le seul intérêt dans la démarche, floue, forcément floue, du plagiat, étant la suivante: pourquoi copier? C'est dans quelle démarche créatrice que s'inscrit le transplant. La question n'est pas légale, on s'en doute, mais technique. On ne juge pas le plagiaire à sa discrétion ou à ses sources. Il sait ce qu'il fait. Il sait si c'est une nécessité inventive ou une paresse intellectuelle, une incursion maligne ou un tour de passe-passe. Laissons-lui le bénéfice du rire ou de la honte. Donc, non, ne revenons pas sur la tarte et encore moins sur la crème — lisons plutôt ce texte de William Burroughs sorti en traduction et intitulé Le Temps des assassins.

Publié par Mona Lisait, Books Factory Collection, et traduit au poil par Lucien Suel, Le Temps des assassins est un court texte de 14 pages dans lequel W. S. Burroughs appelle au pillage, mais pas seulement littéraire, mettant sur le même plan tout ce qui sollicite les sens. L'écrivain est une machine enregistreuse, des phrases lues ici et là traînent en lui, qu'il replante au gré de ses progressions, quand le texte appelle l'extériorité (de l'intérieur). Sous sa rhétorique en apparence provoc ("allez-y franchement et plagiez en toute liberté"), l'auteur du Festin nu s'interroge en fait sur la validité de ce qu'on appelle "ses propres mots" et sur ce qu'il appelle "le fétiche de l'originalité" (!). Vision de l'écrivain en "voleur inspiré et sacré", las de "l'ego stérile et péremptoire".
Mais c'est surtout le prétexte pour Burroughs  à une passionnante digression sur l'enseignement de l'écriture, la passation du savoir-faire, le bien-fondé de la démarche créatrice. Après avoir rappelé la condition suivante:
"[…] rappelez-vous: la renommée ne se mange pas. Et vous ne pouvez écrire que si vous voulez écrire et vous ne pouvez vouloir que si vous le ressentez vraiment."
Burroughs laisse son texte partir en vrille, ou plutôt en rhizome, démontrant royalement qu'il dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, et soulignant au passage le seul point digne de considération:
"Dans [l]es autres professions, vous pouvez toujours faire semblant. Par contre, si vous écrivez sans y croire, vous ne produirez que de la merde."
Et le voilà qui ausculte son désir d'être Délégué à l'Assainissement pour la ville de St Louis (?). On dira qu'il s'éloigne de son sujet, qu'il botte en touche. On lira surtout dans ce qu'il fait  la réponse libre d'un écrivain qui sait que nos mots ne sont pas nos mots tant qu'on ne les a pas découpés (méthode du cut-up), délocaliser (greffe), et surtout tant qu'on n'a pas identifié en eux le virus mis au point par les docteurs de la langue, ces singes glabres.

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William S. Burroughs, Le Temps des assassins, traduit de l'américain par Lucien Suel, éd. Mona Lisait, Books Factory Collection, 8 euros

mardi 12 juillet 2016

Le lecteur agité et la grêle sonnerie du téléphone

Si, comme l'a dit Henri Meschonnic, la tache du traducteur ne consiste pas à dire ce que dit le texte, mais à faire ce qu'il fait, on est en droit de se demander ce qu'il fait. Que fait le texte, donc? De l'effet? Quelque chose qui fait de l'effet?

L'été ayant enfin commencé. Le Clavier Cannibale ne se gêne pas pour ressortir de ses soutes quelques articles anciens, pour ceux ou celles qui seraient passés devant sans les voir. Parce qu'il vaut toujours mieux trop que pas assez. Cette fois-ci, le 15 octobre 2013…

On pourrait tout aussi bien dire que certains textes ne font rien, rien sinon singer l'effet, l'effet de manche. Ils s'attachent à leur proie, qu'ils laissent remuer, et de ce remuement tirent le peu d'énergie nécessaire à faire oublier qu'ils sont composés exclusivement d'ombre – une ombre sans épaisseur. Pourquoi? Parce que, précisément, ils ne font rien mais disent. Bien qu'écrits, ils restent prudemment dans le dire, laissant se refléter sur la page ce que le personnage fait, pense, dit, ressent. Et ce que le personnage fait, pense, dit ou ressent leur sert de support, un support qu'il suffit de poser sur la page, comme un collage de collage. 

Un téléphone sonne, réveille le protagoniste: il suffira de dire que le téléphone sonne et qu'il réveille le protagoniste. Pour camoufler l'exploit, on qualifiera par exemple le bruit de la sonnerie – grêle, insolite, inhabituelle… – et l'on en profitera, tant qu'à faire, pour décrire l'état mental du protagoniste au réveil. Le tour, littéralement, littérairement, est joué. Pas la peine de comparer le téléphone à un scarabée ou d'opérer un prélèvement de la moelle du rêve. Il suffit de dire. Il suffit de dire pour donner l'impression de faire.

Une fiction, pourtant, ne devrait pas être, sous prétexte d'invention, la pure duplication d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation apprêtés par le dire. Par l'écriture, la fiction, qui doit donc faire et ne pas dire, vise la création d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation – travaille à la création de leurs conditions d'existence. Par la langue, la fiction crée la fiction d'une langue. "J'ai embrassé l'aube d'été": par ces mots, Rimbaud fait, et non dit. Aucun téléphone ne sonne dans sa phrase, qui ferait mine de nous réveiller. Mais il existe une paresse de la fiction. Elle devient alors la fiction d'elle-même, son propre fantasme. Paresse consistant à croire que dire suffit, et qu'il suffit d'orner le dire pour qu'il fasse quelque chose. Paresse de la langue qui ose à peine cogner contre les dents, et se contente de lécher le timbre qu'il suffira de coller sur la carte postale – le chromo – que le lecteur recevra.


Le traducteur, ce lecteur agité, cherche à (re)faire ce que fait le texte. Il cherche à "embrasser l'aube d'été", ou à "ôter la croûte du pain brouté" (Artaud). Si l'aube est sans saison, si le pain est sans croûte, il le saura bien vite. Il n'aura à traduire que l'aigrelette sonnerie du téléphone. Voilà pourquoi c'est le texte qui crée sa traduction, pose les conditions de sa traduction, dévoile le secret de sa traduction. Le texte-qui-fait est déjà traduction, volonté de traduction, défi de traduction, désir de traduction. Son faire appelle un recommencement. En refusant de dire, en préférant faire, il convoque d'autres instances du faire. Rien n'est dit de ce qu'il (lui) reste à faire. Et tout le reste est littérature.

lundi 11 juillet 2016

Ça se passe comme ça, à Knockemstiff

L'été ayant enfin commencé. Le Clavier Cannibale ne se gêne pas pour ressortir de ses soutes quelques articles anciens, pour ceux ou celles qui seraient passés devant sans les voir. Parce qu'il vaut toujours mieux trop que pas assez. C'était le 17 juin 2010…

Ça se passe dans l'Ohio, dans la défunte ville de Knockemstiff – paix à son âme, aimerait-on dire, mais il est peu probable qu'après le recueil de nouvelles entrelacées de Donald Ray Pollock, Knockemstiff connaisse jamais ne serait-ce que l'ombre illusoire de la quiétude. Car dans ce bled du Midwest, peuplé de personnages non pas hauts en couleurs mais gris comme des rats, l'espoir est un cadeau que ne décerne aucune loterie. Chacun aimerait bien décoller, même sur quelques centimètres, comme ces poules que la vision d'un geai a enhardies, mais le billot n'est jamais loin, maculé du sang d'une précédente victime, et quand les plumes volent, c'est juste que le carnage mène la danse. A Knockemstiff, le quotidien est si pesant qu'un brin d'inceste ou une once de raclée suffisent à divertir les désespérés. Rares sont ceux qui parviennent à échapper à l'attraction répulsive (jamais oxymoron n'aura mieux convenu…) de cette bourgade aussi gaie qu'une rediffusion d'As the World Turns à deux heures du matin quand la bière vient à manquer.

Donald Ray Pollock ne s'est pas contenté d'accumuler les récits glauques et les anecdotes affligeantes, il a bâti son recueil dans l'espace et le temps, offrant une coupe verticale de la ville et de ses habitants, les lâchant ici pour les reprendre là, variant les voix mais pas les issues, fouillant la noirceur des consciences au cas où s'y nicherait une pépite, même terne, même friable. Alors on vole, on ment, on sniff, on viole, on insulte, on frappe, on trompe – oui, ça se passe comme ça, à Knockemstiff: l'impasse est telle qu'on s'enfonce toujours un peu plus dans le mépris de soi et de l'autre.
Etonnant recueil qu'on n'ose pas abandonner en cours de route, malgré le roulement des échecs et l'inéluctabilité des drames, comme si, à l'instar des habitants de ce lieu défoncé, continuait de palpiter non pas un espoir de s'en sortir – on n'en est plus là, hélas – mais la certitude de voir éclore, à bout d'humanité, un moment de grâce – et la grâce, bizarrement, est présente ici, elle affleure, telle une menace, une impossibilité à disparaître:
"Le vent s'est levé, et a voiture a commencé à se balancer. Des flocons de neige passaient par les fentes et voletaient au-dessus de ma tête. A tâtons, j'ai ramassé le petit crâne d'un pauvre petit oiseau et je l'ai tenu longtemps dans ma main. Il semblait contenir tout ce que j'avais fait dans ma vie, bon et mauvais. Et puis je l'ai glissé, aussi fin et fragile qu'une coquille d'œuf, dans ma bouche."
Terminus Knockemstiff — oui. Mais formidable matrice à destins crasseux, rêves imbibés de vapeurs de colle, hontes bues jusqu'à la lie, complicités piétinées et aspirations souillées. Un univers dévoyé proche de celui décrit par J Eric Miller dans le fracassant Protection des animaux & Pornographie.
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Donald Ray Pollock, Knockemstiff (traduit de l'américain par Philippe Garnier), éd. Buchet-Chastel, 20 €

vendredi 8 juillet 2016

Toi aussi tu as des armes

L'été ayant enfin commencé. Le Clavier Cannibale ne se gêne pas pour ressortir de ses soutes quelques articles anciens, pour ceux ou celles qui seraient passés devant sans les voir. Parce qu'il vaut toujours mieux trop que pas assez.

D’où vient la phrase ? Surgit-elle, nue, des eaux du langage, ou rampe-t-elle, hideuse, d’entre les caillasses de l’oubli ? Se forme-t-elle quand l’encre sèche, ou a-t-elle mûri ailleurs, dans une ombre aux vertus étranges ? Ce qui est certain, c’est que pour l’écrivain, elle est davantage qu’elle-même, autre chose que syntaxe : en elle grouille un peuple de possibles. Elle est à la fois ce qui précède tout commencement, la mesure de ce qui peut-être sera, la note sur laquelle régler les accords à venir. Elle semble à la fois creuse et pleine : promesse et accomplissement. Bien qu’apparemment élaborée, quelque chose en elle semble préexister à sa maturation. Comme si c’était elle qui, orpheline, intruse, s’imposait à l’écrivain, qui la laisse advenir, et aimerait aussitôt s’y dissoudre.

Le 27 décembre 1910, Franz Kafka note dans son Journal :
« Mes forces ne suffisent plus à la moindre phrase. Oui, s’il ne s’agissait que de mots, s’il suffisait de placer un mot et que l’on pût s’en détourner, la conscience tranquille de s’être mis tout entier dans ce mot ! »
Le 12 juin 1923, « toujours anxieux au moment de rédiger », il écrit ceci :
« La consolation serait de pouvoir te dire : Cela se produit, que tu le veuilles ou non. Et ta part de volonté n’y contribue que faiblement. Plus que de la consolation, ce serait de pouvoir constater : Toi aussi tu as des armes. »
Ici, une tension cruciale se joue. A l’instant même où, face à une « montée de langue », le je se sent spectateur, voici qu’il entrevoit la perspective d’une guérilla. Ce sentiment d’être le témoin impuissant de la phrase, on le retrouve chez Lacoue-Labarthe, qui dans son livre précisément intitulé Phrase, fait cet aveu :
« Je sais qu’elle [la phrase] vient – ou qu’elle me vient, admettons-le ; je sais qu’elle est en effet attirée ; mais j’ignore d’où, et sais très bien que je l’ignorerai toujours. […] Ce que j’appelle la ‘phrase’ est en somme ce qui m’affronte, ce qui m’a toujours affronté à ce qui n’est pas et ne peut pas être, et vis-à-vis de quoi je suis à jamais sans rapport. »
D’où vient la phrase ? Il est possible qu’écrire ne soit pas de l’ordre du décidable, qu’il n’y ait pas de vouloir-écrire, mais plutôt le besoin – la nécessité – d’être poreux, d’entrer dans le langage et de laisser le langage entrer en soi – un peu comme le ver qui, après avoir mangé la pomme, peut dire : j'étais dans la pomme, et maintenant la pomme est en moi. Alors, une fois acquis le principe d’un pacte dévorant, la phrase peut advenir, entrer en formation, s’abandonner elle aussi à un processus sans doute dangereux. Faire des phrases : écrire est tout sauf cela. Car c’est la phrase qui nous fait, nous fonde – et, parfois, aussi, nous défait – nous désarme.


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Franz Kafka, Journal intime, trad. Pierre Klossowski, Grasset (1945)

Philippe Lacoue-Labarthe, Phrase, éd. Bourgois (2000)

jeudi 7 juillet 2016

Goldschmidt l'inapproprié



Bon, l'été a vraiment commencé. Le Clavier Cannibale en profite pour ressortir de ses cartons quelques posts anciens, pour ceux ou celles qui les auraient ratés. Histoire de revenir sur des livres admirables, entre autres. 


© YR — (D.R.)
En Kafka, et surtout en Joseph K., Georges-Arthur Goldschmidt a trouvé son double, la clé d’un unheimlich destinée à une serrure aussi mentale que charnelle. Mais avant de découvrir Le Procès, il a longtemps erré dans des limbes labiles, entre allemand et français, entre langue maternelle prise en otage par le nazisme et langue d’exil devenue salut. C’est par Pascal, nous raconte l’auteur, qu’a eu lieu le saisissement, la « saisie », par laquelle l’adolescent parvient enfin à penser, littéralement, ou mieux, pire : littérairement, son corps. Voué à l’opprobre comme à la culture du châtiment en vigueur dans l’internat où il résiste, l’auteur trouve dans la lecture, et dans la langue classique, le contre-fouet nécessaire, une autre forme de respiration. L’obligation qui lui est faite de se sentir déplacé, liée à l’impérieux désir d’être situé, font qu’il va extraire de sa condition d’orphelin, mais d’orphelin riche de deux langues, une « inexpugnable souveraineté », laquelle lui permet de dire et penser, à proportions égales, en octobre 43 : « Je suis, en dépit de vous. »

Mais l’aventure de la langue, ou plutôt de l’entre-langue, passe chez Goldschmidt par une expérience avant tout physique. Il éprouve la musique, la syntaxe et la profondeur de la langue comme on apprivoise une fièvre, afin de mettre le doigt avec précision sur ce qu’il nomme « point de sidération », et qui est comme un écho à ce « poing dans la bouche » que son titre emprunte à Kafka. Par delà l’affrontement entre deux mondes linguistiques, deux cultures, deux voix, l’auteur entend autre chose, peut-être la crispation d’un soi en quête d’épanouissement. Il dit ce que peut être un livre, une lecture, dans son essence bouleversante :
"Il y a ainsi quelques rares livres grâce auxquels on parvient à se libérer de cette menace toujours présente de la démence précoce, des livres dont on découvre qu’ils empêchent de de gratter le sol, de griffer l’herbe […]."
Griffer l’herbe, briser la mer gelée qui est en nous : deux images qui renvoient à un geste fondateur, violent, indispensable. Et Goldschmidt de dévoiler page à page les lectures qui l’ont saisi et aidé à devenir : Pascal, La Bruyère, Rousseau, Hector Malot, Flaubert, Rimbaud, Artaud – pour les écrivains français. Hölderlin, Kant, Handke, Walser pour les Allemands. Puis vint Kafka, confrère en langue mineure, et l’auteur put enfin réinvestir cet allemand d’enfance qu’avait défiguré la LTI.

Réflexion sur la culpabilité inique, le corps du soi et le tremblement de la langue, Le Poing dans la bouche est « poignant » au sens le plus concret : main tendue vers des objets immatériels, qu’il faut néanmoins saisir, palper, presser, afin qu’en coule un jus autre qu’interdit. Ce que Goldschmidt exprime parfaitement quand il écrit :
"Je suis ma propre inappropriation, c’est ce qui me fait exister."

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Georges-Arthur Goldschmidt, Le poing dans la bouche, éd. Verdier, 13 euros

mercredi 6 juillet 2016

Par tant de coups frappée: Didion et l'invisible basculement des choses

Bon, l'été semble vouloir vraiment commencer. Le Clavier Cannibale en profite pour ressortir de ses cartons quelques posts anciens, pour ceux ou celles qui les auraient ratés. Histoire de revenir sur des livres admirables, entre autres. 

Aujourd'hui, on vous propose une petite visite à Joan Didion, postée le 11 septembre 2009, il y a sept ans, donc. 

De Joan Didion, on a une image mentale à la fois nette et floue : nette parce que la femme, frêle, a plus de soixante-dix années d’épreuves américaines derrière elle, un dialogue à corps rompus entre côtes Est et Ouest, un style ennemie de la pompe ; floue, parce qu’elle est une litanie de brisures, une leçon retenue puis oubliée, le tempo des aveux.
Celle qui, au sortir de l’adolescence, décroche un poste à Vogue après un concours journalistique, est-elle la même qui co-écrit le scénario de Panique à Needle Park ? L’épouse devenue veuve, la mère qui perd son enfant, l’ex New-Yorkaise basée en Californie, les avatars se succèdent, et Didion, comme dans une inexorable tragédie grecque, s’éloigne du chœur, marche seule, prend des notes – les ombres s’allongent autour d’elle, l’Amérique renonce à une substance qu’elle ignorait être pure forme, et les mots recherchent quelque chose qui échappe à l’addition : de là ce style à la fois têtu et prudent, cet abord des choses qui ne vit que de la prémonition de leur non-pérennité, ce parfum de scepticisme qu’elle laisse flotter sur tous les dits et gestes des héros américains.

Paru il y a peu en traduction française aux éditions Grasset, L’Amérique est un recueil de textes prélevés dans plusieurs livres de Didion, préfacé par Pierre-Yves Petillon (en fait une reprise de son texte paru dans son excellent Histoire de la littérature américaine : Notre demi-siècle, 1939-1989, éd. Fayard). Le recueil offre une architecture dramatique, pour ainsi dire en trois actes : Acte un, où comment les années soixante ont fini par mourir ; acte deux, le paradis à jamais perdu de la Californie; acte trois : la pomme pourrie qu’est New York – avec un épilogue à Honolulu. Certes, cette construction n’est pas le fait de Didion, mais elle permet d’appréhender un certain trajet, à la fois historique, personnel, géographique, une dérive mentale ainsi bien qu’une quête vouée à l’échec.

La peinture impressionniste qu’elle nous offre de Haight Street, à l’époque où tout était groovy – les fringues, la contestation, les dérapages… –, lui permet de laisser briller les failles d’une société au bord de l’implosion : les arrestations, les procès, les Black Panthers, la fumette, l’acide, les Diggers, les campus… certes, tout cela est bien connu, répertorié, cartographié, mais ce que Didion cherche à rendre, c’est justement la dimension éclatée de l’époque, ce moment où le fait divers flirte avec l’histoire, où la société américaine hésite à régler son compte à l’individualisme. Il y a ce passage où Didion assiste à une session d’enregistrement, les Doors en studio, et Jim Morrison qui ne vient pas, qu’on attend sans attendre, et qui arrive dans l’indifférence générale, parce que bien sûr il n’y a pas d’événement possible, les choses sont déjà là, nous n’en sommes que les détonateurs. De toute façon, côté événement, l’Amérique va être servie : la famille « Manson » marquera l’apogée tordue et inutile du fantasme communautaire, le signal d’alarme redouté, attendu, insuffisamment guetté.

On retrouve Didion quelques années plus tard, penchée cette fois-ci sur l’affaire Patty Hearst, et cherchant vainement – volontairement vainement – à démêler les fils de cette fausse métamorphose : comment la jeune héritière a fini par presser la détente d’un M-1. Car c’est ça qui intéresse Didion, elle-même revenue d’une cassure, d’une dépression profonde : comment passe-t-on à un autre état ? Ce que l’Amérique, en tout état de cause, sait faire avec violence et nonchalance, sans jamais se retourner. Patty Hearst était-elle déjà terroriste dans l’âme ? A-t-elle été retournée ? Lavage de cerveau ou prise de conscience. Ce que Didion voit, surtout, c’est un être falot, ou qui cherche à paraître falot, à échapper aux analyses du New York Times tout en vendant son histoire à bon prix. On ne peut jamais mettre le doigt sur le moment où les choses basculent, parce que tout, sans doute, n'est qu'un long basculement invisible.

Mais c’est surtout dans son analyse du célèbre viol de la joggeuse new-yorkaise que Joan Didion fait preuve de cette sagacité discrète mais inexorable qui est la vibration même de son style. Comment, à partir du viol d’une Blanche aisée dans Central Park, arrive-t-on à cet état panique dont tente de se relever New York ? Loin de se cantonner à une brève radiographie de la Grosse Pomme et des tensions raciales, Didion plonge dans le terreau même de l’inconscient new-yorkais, bêchant sans relâche les arpents oubliés de sa mauvaise conscience. Il faut, dit Didion, repasser par là où ça fait mal, pour comprendre ce traumatisme, cette fixation autour d’un fait divers dans une ville où les viols annuels se comptent par milliers. Il faut rappeler ce fantasme et cette crispation à jamais ancrée dans l’esprit américain : le viol de la femme Blanche par un Noir, viol qui fait écran aux innombrables viols d’esclaves noirs par les Blancs. Il faut aussi rappeler comment s’est développée l’anatomie de Central Park, la peur sécuritaire qui a présidé à son expansion, les multiples magouilles qui ont accompagné sa croissance.

Si Didion sait ouvrir les perspectives et lancer des sondes, elle sait aussi exposer ses fêlures, sans jamais forcer le parallélisme. Il y a ce moment poignant où soudain, à New York, après avoir aimé cette vie débridée, elle perd pied, casse, renonce – Didion, littéralement, ne peut plus.
« Tout ce qu’on me disait, j’avais l’impression de l’avoir déjà entendu, et je ne pouvais plus écouter. Je ne pouvais plus rester assise dans des petits bars près de Grand Central à écouter quelqu’un se plaindre de l’incapacité de sa femme à accepter de l’aide tandis qu’il ratait à nouveau son train pour le Connecticut. Cela ne m’intéressait plus d’apprendre quelle avance d’autres personnes avaient touchée de leur éditeur, d’entendre parler de pièces à Philadelphie dont le deuxième acte se passait mal […] Je pleurais jusqu’à ne plus faire la différence entre les moments où je pleurais ou pas, je pleurais dans les ascenseurs et dans les taxis et dans les pressings chinois […]. »
Ce n'est pas tant les symptômes d'une dépression que décrit Joan Didion, mais plutôt la barbarie innée du monde et son désir de fusion avec nos peurs. Comment échapper au Moloch social sinon en "craquant", en laissant pousser la fleur-fêlure du mal fitzgerraldienne? La fuite, si elle est possible, vient toujours trop tard, mais au moins elle vient, elle.

Il lui faut alors quitter New York, s’installer sur la côte Ouest, en Californie, elle qui avait cru quitter son Sacramento natal pour les feux de Vogue et l’East Village. Retour à la case départ, à l’alpha de la Valley. On trouve également, vers la fin du recueil, Didion à Honolulu, guettant un tsunami qui ne vient pas. A moins qu’il n’ait commencé il y a bien longtemps, à l’époque où Morrison voulait entendre le cri du papillon, mais où seuls retentirent les cris de Sharon Tate.

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Joan Didion, L’Amérique 1965-1990 (chroniques), éditions Grasset, excellemment traduit par Pierre Demarty


vendredi 1 juillet 2016

De quelle couleur est l'écriture d'Erica Jong ?

Jong, avec Jim (cheveux noirs) et Allen (front dégarni)…
On se demande parfois ce qui se passe dans la tête des personnes qui rédigent les quatrièmes de couverture de livres. On se le demande parfois, parce que si on se le demandait souvent, on finirait par avoir des crampes. Prenez 'Erica Jong, qu'on ne doit plus guère lire aujourd'hui, et c'est bien dommage, mais qu'on lisait beaucoup dans les années 70. Cette Américaine, porte-parole du féminisme, a été connue à peu près à la même époque en France lorsqu'on été traduits ses deux principaux ouvrages, Le complexe d'Icare et La Planche de salut.

Ce dernier ouvrage, traduit par Georges Belmont et Hortense Chabrier, fut publié chez Robert Laffont en 1977, autrement dit la même année que sa parution américaine. C'est dire le vif intérêt qu'y portait l'édition française.  Dans cet ouvrage, Jong raconte quelques années cruciales de la vie de son alter ego, Isadora, en pleine déprime après son succès littéraire et l'échec de son mariage, et comment celle-ci va parvenir à s'affranchir des limites imposées à sa condition féminine. Ce qui n'est pas gagner, quand on vit dans un monde où le critique le plus influent de l'époque explique à qui veut l'entendre que "la femme est biologiquement incapable d'écrire, en prose comme en vers".

Respect à Laffont donc d'avoir publié Jong, même si, bon, ne nous leurrons pas, le livre était un best-seller aux Etats-Unis et que c'était sûrement alléchant. Quoi qu'il en soit, j'ignore si les éditeurs de Laffont étaient alors de fervents défenseurs de la cause féminine, mais je vous laisse découvrir comment nous est présentée l'auteure sur le rabat (dans l'édition de 77):
"Erica a trente ans, elle est blonde, elle doit son nom à son second ex-mari, d'origine chinoise, qui est psychanalyste."
Oui, vous avez bien lu: elle est blonde! En quelques mots, malgré de bonnes intentions éditoriales, on a droit à la trilogie sexiste de la présentation de personne : le recours exclusif au prénom (je ne crois pas qu'on présentait Henry Miller en disant : Henry a quarante-trois ans), la couleur des cheveux (là encore, avez-vous lu quelque part que Henry Miller était chauve?!), puis l'exégèse du nom, aimablement offert par l'époux dont on apprend même la profession.

Bien sûr, c'est anecdotique, mais n'est-ce pas la persistance de cette dimension prétendument anecdotique qui pourrit la vie des femmes? Je ne sais combien il existe de livres où l'éditeur nous précise la couleur des cheveux de son auteur, mais je doute qu'ils soient écrits par des hommes. Comme quoi, la nuance, c'est pas que dans la tête.