mercredi 14 décembre 2016

D'une machine célibataire l'autre…

Dans sa préface à son recueil de traductions – Imitations – le poète Robert Lowell explique qu'il a travaillé avec la pensée suivante à l'esprit: traduire comme si les poètes qu'il traduisait écrivaient en américain aujourd'hui. Bien sûr, Lowell ne cherchait pas à dire qu'il imaginait Rimbaud débarquer dans les années 60 ou Villon arpentant la Cinquième Avenue. Non, son idée était de laisser une nouvelle "chance" au poème en lui permettant de s'écrire de nouveau dans une autre langue. Certes, Lowell prend des libertés, il retranche, ajoute, déforme, contourne, et ne s'en cache d'ailleurs pas. Mais retenons cette idée d'un poème qui se récrit.

Quand on traduit, on entend beaucoup de choses, des rafales de sens, des séismes sonores, des grincements de grands écarts syntaxiques, etc, mais on entend également autre chose: on entend la poussée de sa propre langue sous la surface de la langue autre, comme si l'étranger, se sentant désiré, consentait à une forme de fermentation, et laissait ses glucides linguistiques se transformer. Les langues n'ont pas d'âme, mais elles partagent souvent une longue histoire de domination et de bâtardise qui leur permet d'échanger des signaux, elles ont évolué à force de collusion, de rapt, d'accouplements; elles se savent poreuses. La traduction permet non seulement de libérer les forces métamorphiques du texte de départ, mais de le considérer également comme, précisément, un départ. La traduction apprend à s'élancer, à partir, quitter. Plutôt que d'être un simple "adieu", la traduction transforme la séparation (un texte nouveau quitte l'ancien) en transmission, au sens technique, un transfert de l'énergie métrique d'un texte vers un organe utilisateur. D'une machine célibataire l'autre…

5 commentaires:

  1. Oh ça ne va pas plaire à Fillon ni à la famille Le Pen ce post-là ! C'est dangereusement et délicieusement subversif !!!

    Bonnes fêtes de fin d'année lisboètes !!!

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  2. "comme si les poètes qu'il traduisait écrivaient..."

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  3. En réalité, il faudrait que le traducteur de poésie (et je ne comprends pas pourquoi cela ne se fait pas plus) publie plusieurs versions de chaque poème d'un livre: une littérale, même si elle est moche, une "poétique" et une troisième à la Robert Lowell, comme si le poète traduit écrivait dans la langue actuelle du traducteur. Et c'est le lecteur qui choisirait celle qu'il préfère.

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  4. Excellente idée, encore que je m'en tienne, moi, et fermement, à la conception de Lowell, faisant du traducteur cet être "transluciferien" (pour reprendre l'heureuse expression de Haroldo de Campos), conception à laquelle adhèrent d'ailleurs, chacun à sa façon et selon ses raisons, outre le protéiforme et facétieux Brésilien, Berman et Benjamin, pour ne citer qu'eux (mais, à mon sens, pas Meschonnic, vraiment pas!)

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