jeudi 27 octobre 2016

L’eau, sans honte

"L’eau, c’est l’absence totale de vergogne. Sa propension à jaillir d’entre les pierres et planches de nos maisons et de nos barques – mais aussi des yeux qui ne veulent plus voir, de la barrique d’où elle coule rouge, depuis la source qu’elle feint de prendre pour mère, etc. – est le signe profondément insultant d’une liberté – d’une franchise outrée – acquise à un prix dont nous n’avons pas encore conscience mais que nous payons à notre insu, par cette grande soif de chaque instant qui fait de nous des sacs rêches et sans voix, des pénitents sans cesse agenouillés devant la flaque où elle – l’eau – fabrique à grands renforts de vase, de mousse et d’orbes gras, le visage dont nous lui offrons le niais reflet. Tu en as dans ton verre, elle coule dans l’intestin de tes radiateurs, sens-la qui suinte ici et là, touche son passage à même les murs de ta cave, elle transhume, suit tout ce qui fait pente, aussi paresseuse que têtue, et froide, et tiède, s’enivrant de bactéries comme toi d’espoirs, même si, à ta différence, elle en fait quelque chose. Qui ne l’a pas entendue calomnier le peuple épars de ses noyés ? Dans ton café, même, elle complote, suçant le marc pour en chanter l’amer. Ton enfant a d’étranges yeux ! et son ventre est gonflé ! tu l’as oublié dans le bain, mais le bain, lui, ne l’a pas oublié, et l’a roulé dans son linceul mousseux pour en faire une blanche rainette. Pleure, c’est encore de l’eau qui te prend à témoin, de sa force, de son mépris. Tes souvenirs, s’ils cherchent l’amont, ne rencontrent que clapotis, quand tel un nénuphar hideux tu flottais sans flotter, buvais sans boire, avant que crève la digue et déchire la peau. Allons, c’est l’été, tu pars, tu t’éparpilles, tu ruisselles sur les routes en imitant les rires de ta radio, appelé par qui tu sais. Tu freines et tu t’élances, déjà ta valise s’enlise, déjà le sable habite tes plaies. Là, devant toi, mais comme souverainement autour de toi, sa vaine et lâche forme ou masse peuplée des mille pus et possibles de la création. Tu penses scintillements, ondulations, mystères. Tu y enfonces le corps comme dans un aucun autre de ton vivant. Quelle naïve confiance en le grand partout ! L’eau alors t’étreint, tel un poing cataracte, une vessie univers, tu coules, tu renonces, les méduses glissent leurs langues de dentelle dans l’anus de ton antique bouche, des poissons plus sournois que tes pensées s’ébattent dans les gousses de tes poumons, et toi tu chantes, comme on rame, tu chantes les rixes océanes et les tangos diluviens, sans voir, à même la vitre derrière laquelle il n’y a plus rien, la goutte de ton être qui va s’étrécissant. — Et vivant en buée tu meurs dans ton souffle."

(extrait de La nature des choses, à paraître peut-être quelque part)

2 commentaires:

  1. c'est extrêmement beau

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  2. Et de qui est-ce ? Au début j'ai cru que j'avais sauté une page de L'eau et les rêves, au lendemain d'une fête trop arrosée de ma tumultueuse adolescence, et que ladite page me revenait en pleine gueule cinquante ans après, mais il faut bien se rendre à l'évidence, elle ne jaillit pas du best seller de l'oncle Gaston ! Ni de celui de Lucrèce !!!

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