vendredi 29 avril 2016

De qui cet écrivain est-il le non ?

Allez, c'est vendredi, faisons preuve d'imagination. De beaucoup d'imagination. D'énormément d'imagination. Demandons à notre imagination de dépasser les bornes et d'outrepasser les limites. Exigeons d'elle qu'elle nous surprenne au-delà du concevable. Vous êtes prêts? Bien, alors imaginons un écrivain. Qui écrit des livres, qui est publié, reconnu, a des lecteurs fervents. Ses livres, donc, sont publiés. (Jusque-là, vous le voyez, votre imagination ne s'en sort pas trop mal, mais attendez, ça va se corser très vite.) Car qui dit livres publiés, dit promotion. Or qui dit promotion dit, par exemple, photo. Alors là, ça coince. Notre écrivain:
"Maintenant la photo. C'est extraordinaire, cette manie des photos. J'ai écrit pour qu'on puisse justement se passer d'une photo de moi. Me suis-je assez montré? Eh bien, qu'est-ce qu'il leur faut encore? Je vais justement faire faire une radioscopie de mes poumons […] Je la lui enverrai, et un agrandissement de mon nombril. Soyez tranquille, c'est présentable, le cordon ne pend plus.)"
Une conférence, alors, peut-être?
"[…] N'en parlons plus."
Ah bon. Mais un prix? Un prix littéraire? Ça ne se refuse pas, non? En fait, si:
"Je ne veux pas de prix et refuserais ceux qui me seraient décernés, n'y ayant pas été candidat."
Aucune exception?
"J'excuserais une assemblée anonyme qui, siégeant secrètement dans une cave obscure, m'adresserait – expéditeur inconnu – une somme importante en signe d'enthousiasme. Un mot d'éloge pourrait être joint, court mais largement ouvert à l'imagination songeuse."
Hum. Donc, pas de prix, aucun. Mais la raison?
"Je dirais en simplifiant qu'un certain type d'écrit n'est pas fait pour recevoir une récompense."
Même si le prix est doté de 50 000 euros?
"Un prix littéraire est un tout. Depuis toujours, je n'en veux pas."
Faire partie d'une comité de rédaction?
"Non."
Accepter que vos textes soient adaptés au théâtre, au cinéma, mis en musique, traduits?
"Mon parti est pris. C'est non."
Des rééditions, alors?
"J'y suis catégoriquement opposé."
Un passage à la radio, à la télé?
"Je montre – en livre – quelques écrits […] C'est suffisamment me manifester."
Un numéro spécial de revue ?
"Je vous en prie, ne donnez pas dans le ridicule de cette accumulation soudaine de critiques et d'exposés sur [moi]."
Davantage de lecteur? 
"Il y a déjà deux mille imbéciles qui me lisent. Pourquoi y en aurait-il vingt mille?"
Bon, soit. Mais la Pléiade? Ça ne se refuse pas…
"[Ce n'est] pas pour moi: en tant que distinction, d'abord, que je préfère éviter, parce qu'elle ferait de moi un professionnel au lieu de l'amateur que je préfère être et demeurer."

Oh, comme notre imagination est épuisée! Elle a fonctionné à plein régime et produit cet étrange conversation insensée. Nous voilà en présence d'un écrivain obéissant à des principes, et capable de justifier ces principes. Une chimère, en somme. Une anomalie. Bien. Je vais à présent solliciter une fois de plus votre imagination et lui demander presque l'impossible. Imaginez que cet écrivain existe, qu'il s'appelle Henri Michaux, et qu'il ait ainsi agi et pensé toute sa vie. 

(Imaginez maintenant certains écrivains contemporains lisant les propos de Michaux et se demandant s'ils ne rêvent pas. Laissons-les à leur cauchemar climatisé.)

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Henri Michaux, Donc c'est non, lettre réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers, Gallimard, 19€50

5 commentaires:

  1. Mon imagination lorgnait vers Thomas Pynchon, mais non.

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  2. Ou L'écriture comme expérience viscérale, qui circule dans les replis du corps et jaillit sous une forme qui ne soucie pas d'elle-même mais pousse vers l'étape suivante.

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  3. Aussi méfiant que Chevillard : ils ont raison !

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  4. Je pensais à Alan Moore, jusqu'à la référence à la Pléiade...

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